SAINTE THÉRÈSE D'AVILA – VIERGE

15 OCTOBRE

   Encore que l'Église qui règne au ciel et celle qui gémit sur la terre semblent être entièrement séparées, dit pour cette fête l'Évêque de Meaux, il y a néanmoins un lien sacré par lequel elles sont unies. Ce lien, c'est la charité, qui se trouve dans ce lieu d'exil aussi bien que dans la céleste patrie; qui réjouit les saints qui triomphent, et anime ceux qui combattent; qui se répandant du ciel en terre, et des anges sur les mortels, fait que la terre devient un ciel, et que les hommes deviennent des anges. Car, ô sainte Jérusalem, heureuse Église des premiers-nés, dont les noms sont écrits au ciel, quoique l'Église votre chère sœur, qui vit et combat sur la terre, n'ose pas se comparer à vous, elle ne laisse pas d'assurer qu'un saint amour vous unit ensemble. Il est vrai qu'elle cherche, et que vous possédez; qu'elle travaille, et que vous vous reposez; qu'elle espère, et que vous jouissez. Mais parmi tant de différences, par lesquelles vous êtes si fort éloignées, il y a du moins ceci de commun, que ce qu'aiment les esprits bienheureux, c'est ce qu'aiment aussi les hommes mortels. Jésus est leur vie, Jésus est la nôtre; et parmi leurs chants d'allégresse et nos tristes gémissements, on entend résonner partout ces paroles du sacré Psalmiste: Mon bien est de m'unir à Dieu (Bossuet, Panégyrique de sainte Thérèse). Or, ce bien suprême de l'Église de la terre comme de l'Église des cieux, Thérèse, en un temps de ruines, eut mission de le rappeler au monde, des hauteurs du Carmel rendu par elle à sa première beauté. Au sortir de la glaciale nuit des siècles XIV° et XV° une puissance d'irrésistible attrait se dégage des exemples de sa vie, pour lui survivre en ses écrits, entraînant à sa suite les prédestinés sur les pas de l'Époux.
   Ni l'Esprit-Saint pourtant n'ouvrait en Thérèse des voies inconnues; ni Thérèse surtout, l'humble Thérèse, n'innovait en ses livres. Bien avant elle, l'Apôtre avait dit des chrétiens que leur conversation est dans les cieux (Philip., III, 20); et l'Aréopagite nous livrait sur ce point, lors de son récent passage au Cycle sacré, jusqu'aux formules de l'enseignement du premier âge. Faut-il citer après lui les Ambroise, les Augustin, les Grégoire le Grand, les Grégoire de Nazianze, tant d'autres témoins de toutes les Églises? On l'a dit et prouvé mieux que nous ne saurions faire: « Aucun état ne fut mieux reconnu par les Pères que celui de l'union parfaite qui s'achève au sommet de la contemplation; en lisant leurs écrits, on ne peut s'empêcher de remarquer la simplicité avec laquelle ils en traitent; ils paraissent le regarder comme fréquent, et n'y voient qu'un développement du christianisme dans sa plénitude (La Vie spirituelle et l'oraison d'après la sainte Écrit et la tradit. monast. (Solesmes), ch. XIX). »
En cela comme en tout le reste, la scolastique recueillit leurs données. Elle affirma la doctrine concernant ces sommets de la vie chrétienne, dans les jours mêmes où l'affaiblissement de la foi des peuples ne laissait plus guère à la divine charité son plein essor qu'au fond de quelques cloîtres ignorés. Sous sa forme spéciale, l'enseignement de l'École n'était malheureusement plus accessible à tous; et, par ailleurs, le caractère anormal de cette époque si étrangement troublée se reflétait jusque chez les mystiques qu'elle possédait encore.
   Alors parut, au royaume catholique, la Vierge d'Avila. Admirablement douée par la grâce et par la nature, elle connut les résistances de celle-ci comme les appels de Dieu, les délais purifiants, les triomphes progressifs de l'amour; l'Esprit, qui la voulait maîtresse en l'Église, la conduisait par le chemin classique, si l'on peut dire ainsi, des faveurs qu'il réserve aux parfaits. Arrivée donc à la montagne de Dieu, elle fit le relevé des étapes de la route qu'elle avait parcourue, sans autre prétention que d'obéir à qui lui commandait au nom du Seigneur (Vie de la Sainte écrite par elle-même); d'une plume exquise de limpidité, d'abandon, elle raconta les œuvres accomplies pour l'Époux (Livre des Fondations); avec non moins de charmes, elle consigna pour ses filles les leçons de son expérience (Le chemin de la perfection), décrivit les multiples demeures de ce château de l'âme humaine au centre duquel, pour qui sait l'y trouver, réside en un ciel anticipé la Trinité sainte (Le château intérieur). Il n'en fallait pas plus: soustraite aux abstractions spéculatives, rendue à sa sublime simplicité, la Mystique chrétienne attirait de nouveau toute intelligence; la lumière réveillait l'amour; et les plus suaves parfums s'exhalaient de toutes parts au jardin de la sainte Église, assainissant la terre, refoulant les miasmes sous lesquels l'hérésie d'alors et sa réforme prétendue menaçaient d'étouffer le monde.
   Thérèse sans doute ne conviait personne à tenter de forcer, aussi présomptueusement qu'inutilement, l'entrée des voies non communes. Mais si l'union passive et infuse reste entièrement dépendante du bon plaisir de Dieu, l'union de conformité effective et active au vouloir divin, sans laquelle la première ne serait qu'illusion, s'offre avec l'aide de la grâce ordinaire à tout homme de bonne volonté. Ceux qui la possèdent « ont obtenu ce qu'ils peuvent souhaiter, dit la Sainte. C'est là l'union que j'ai désirée toute ma vie, que j'ai toujours demandée à Notre-Seigneur; c'est aussi la plus facile à connaître et la plus assurée (Château intér. V° demeure, ch. III; édition Bolix). »
   Néanmoins elle ajoutait: « Gardez-vous de ces réserves excessives qu'on voit en certaines personnes, et qu'elles prennent pour de l'humilité. Si le roi daignait vous accorder quelque faveur, l'humilité consisterait-elle à l'accueillir par un refus? Et lorsque le souverain Maître du ciel et de la terre daigne honorer mon âme de sa visite, qu'il vient pour me combler de ses grâces et se réjouir avec moi, ce serait me montrer humble que de ne vouloir ni lui répondre, ni lui tenir compagnie, ni accepter ses dons, mais de m'enfuir de sa présence et de le laisser là tout seul? En vérité, la plaisante humilité que celle-là! Voyez dans Jésus-Christ un père, un frère, un maître, un époux, et traitez avec lui selon ces diverses qualités; lui-même vous apprendra quelle est celle qui peut le satisfaire davantage, et qu'il vous convient de choisir. Ne soyez pas si simples alors que de n'en pas faire usage (Chemin de la perfect. Ch. XXIX). »
Mais, répète-t-on de toutes parts, « cette voie est toute semée d'écueils: une telle s'y est perdue; celle-ci s'y est égarée; cette autre qui ne cessait de prier, n'a pu éviter de tomber... — Admirez ici l'inconcevable aveuglement du monde. Il ne s'inquiète point de ces milliers de malheureux qui, entièrement étrangers à la vie d'oraison, vivent dans les plus horribles débordements; et s'il arrive, par un malheur déplorable sans doute, mais très rare, que les artifices du tentateur séduisent une âme qui fait oraison, on en tire avantage pour inspirer aux autres les plus grandes terreurs et pour les éloigner des pratiques saintes de la vertu. N'est-ce pas être victime de la plus funeste erreur que de croire qu'il faille, pour se garantir du mal, éviter de faire le bien? Élevez-vous au-dessus de toutes ces craintes. Efforcez-vous de conserver votre conscience toujours pure; fortifiez-vous dans l'humilité; foulez aux pieds toutes les choses de la terre; soyez inébranlables dans la foi de la sainte Église notre mère, et ne doutez pas après cela que vous ne soyez dans le bon chemin (Chemin de la perfect. ch. XXII). »
   Il est trop vrai: « lorsqu'une âme ne trouve pas en elle cette foi vigoureuse et que ses transports de dévotion ne contribuent pas à augmenter son attachement pour la sainte Église, elle est dans une voie pleine de périls. L'Esprit de Dieu n'inspire jamais que des choses conformes aux saintes Écritures, et, s'il y avait la plus légère divergence, cette divergence suffirait à elle seule pour prouver d'une manière si évidente l'action du mauvais esprit que, le monde entier m'assurât-il que c'est l'Esprit divin, je ne le croirais pas (Vie, ch. XXV (traduction prise de la filiale et si vivante Histoire de sainte Thérèse, publiée chez les éditeurs Retaux-Bray)). »
   Mais l'âme évite un tel péril, en interrogeant ceux qui peuvent l'éclairer. « Tout chrétien doit, quand il le peut, rechercher un guide instruit, et le plus éclairé sera le meilleur. Un tel secours est encore plus nécessaire aux personnes d'oraison, et c'est dans les états les plus élevés qu'elles peuvent le moins s'en passer. J'ai toujours aimé les hommes éminents en doctrine. Quelques-uns, j'en conviens, n'auront pas une connaissance expérimentale des voies spirituelles; mais ils n'en ont point aversion, ils ne les ignorent pas, et à l'aide de l'Écriture sainte, dont ils font une étude constante, ils reconnaissent toujours les véritables marques du bon Esprit. L'esprit de ténèbres redoute singulièrement la science humble et vertueuse; il sait qu'il sera découvert par elle, et qu'ainsi ses stratagèmes tourneront à sa perte... Seigneur, moi ignorante et inutile, je vous bénis pour ces ministres fidèles qui nous donnent la lumière (Vie, ch. XIII). Je n'ai pas plus de science que de vertu; je n'écris qu'à la dérobée, et encore avec peine: cela m'empêche de filer, et je suis dans une maison pauvre où les occupations ne me manquent pas. Il me suffit d'être femme, et femme si imparfaite, pour que la plume m'échappe des mains (Ibid. X). »
   A votre gré, ô Thérèse: délivrez votre âme; passant plus outre, au souvenir de ce que vous appelez vos infidélités, avec Madeleine arrosez de vos larmes les pieds du Seigneur (Ibid. IX), reconnaissez-vous dans les Confessions d'Augustin (Ibid)! Oui; dans ces relations de jadis qu'approuvait, il est vrai, l'obéissance, dans ces entretiens où tout n'était qu'honneur et vertu, c'était pourtant une faute à vous, conviée plus haut, de disputer à Dieu tant d'heures qu'il vous sollicitait intimement de garder pour lui seul; et qui sait où les froissements prolongés de l'Époux eussent en effet conduit votre âme? Mais nous dont la froide casuistique ne saurait découvrir en vos grands péchés par eux-mêmes que ce qui serait la perfection pour tant d'autres (Bolland. in Theres. 133), c'est notre droit d'apprécier comme l'Église et votre vie et vos ouvrages, disant avec elle: Exaucez-nous, ô Dieu sauveur; en ce jour de joie, en cette fête de votre bienheureuse vierge Thérèse, nourrissez-nous de sa céleste doctrine, infusez-nous son amour (Collecte du jour).
   Selon la parole du divin Cantique, pour introduire Thérèse en ses réserves les plus excellentes, l'Époux avait dû ordonner l'amour en son âme et y régler la charité (Cant. II, 4). Ayant donc revendiqué, comme il était juste, ses droits souverains, il ne tardait pas à la rendre au prochain lui-même plus dévouée, plus aimante que jamais. Le dard du Séraphin ne dessécha ni ne déforma son cœur. Au point culminant de la perfection qu'elle devait atteindre, l'année même de sa bienheureuse mort: « Si vous m'aimez beaucoup, écrivait-elle, je vous le rends, je vous assure, et j'aime que vous me le disiez. Oh! qu'il est vrai que notre nature nous porte à vouloir être payées de retour! Cela ne doit point être mauvais, puisque Notre-Seigneur même l'exige de nous. C'est un avantage pour nous de lui ressembler en quelque chose, ne fût-ce qu'en celle-là » (A Marie de Saint-Joseph, Prieure de Séville, 8 novembre 1581). Et ailleurs, parlant de ses voyages sans fin au service de l'Époux: « La peine des peines, c'était lorsque je devais quitter mes filles et mes sœurs. Elles sont détachées de tout en ce monde, mais Dieu ne leur a pas accordé de l'être de moi; il l’a peut-être permis pour que ce me fût un plus grand tourment, car je ne suis pas non plus détachée d'elles (Fondations, ch. XXVII). »
   Non; la grâce ne déprécie pas la nature, œuvre elle aussi du Créateur. En la consacrant, elle l'assainit, la fortifie, l'harmonise; elle fait du plein épanouissement de ses facultés le premier, le plus tangible hommage rendu par l'homme régénéré, sous l'œil de ses semblables, au Dieu rédempteur. Qu'on lise ce chef-d'œuvre littéraire qu'est le livre des Fondations, ou tout aussi bien les innombrables lettres disputées par la séraphique Mère à sa vie dévorante; et l'on reconnaîtra si l'héroïsme de la foi et de toutes les vertus, si la sainteté à sa plus haute expression mystique, nuisit un instant chez Thérèse, nous ne dirons pas à la constance, au dévouement, à l'énergie, mais à cette intelligence que rien ne déconcerte, alerte et vive jusqu'à l'enjouement, à ce caractère toujours égal, répandant de sa plénitude sérénité et paix sur tout ce qui l'entoure, à la délicate sollicitude, à la mesure, au tact exquis, au savoir-vivre aimable, enfin au génie pratique, à l'incomparable bon sens de cette contemplative dont le cœur transpercé ne battait plus que par miracle, dont la devise était: Souffrir ou mourir!
   Au bienfaiteur d'une fondation projetée: « Ne croyez pas, Monsieur, avoir à donner seulement ce que vous pensez, écrit-elle; je vous en préviens. Ce n'est rien de donner de l'argent, cela ne fait pas grand mal. Mais quand nous nous verrons au moment d'être lapidés, vous, monsieur votre gendre, et tous tant que nous sommes qui nous mêlons de cette affaire, comme il faillit nous arriver lors de la fondation de Saint-Joseph d'Avila, oh! c'est alors qu'il y fera bon (A Alphonse Ramirez, 19 février 1569). »
C'est à cette même fondation de Tolède, en effet fort mouvementée, que se rapporte le mot de l'aimable Sainte: « Thérèse et trois ducats, ce n'est rien; mais Dieu, Thérèse et trois ducats, c'est tout. »
   Thérèse éprouva mieux que les dénuements humains: un jour, Dieu même sembla lui manquer. Comme avant elle Philippe Benizi, comme après elle Joseph Calasanz et Alphonse de Liguori, elle connut l'épreuve de se voir condamnée, rejetée, elle, et ses filles, et ses fils, au nom et par l'autorité du Vicaire de l'Époux. C'était un de ces jours, prédits dès longtemps, où il est donné à la bête de faire la guerre aux saints et de les vaincre (Apoc. XIII, 7). L'espace nous manque pour raconter ces incidents douloureux (Voir les lettres de la Sainte: au Prieur des Chartreux de Séville, 31 janvier 1579; etc); et à quoi bon? La bête alors n'a qu'un procédé, qu'elle répète au XVI° siècle, au XVII°, au XVIII°, et toujours; comme, en le permettant, Dieu n'a qu'un but: d'amener les siens à ce haut sommet de l'union crucifiante où Celui qui voulut le premier savourer l'amertume de cette lie, put dire à plus douloureux titre qu'aucun: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné (Matth. XXVII, 46)?
   L'Église résume ainsi qu'il suit la vie de la réformatrice du Carmel.
   La vierge Thérèse naquit à Avila en Espagne, de parents illustres par leur piété comme par leur noblesse. Nourrie par eux du lait de la crainte du Seigneur, elle fournit dès le plus jeune âge un indice admirable de sa sainteté future. Comme, en effet, elle lisait les actes des saints Martyrs, le feu du Saint-Esprit embrasa son âme au point que, s'étant échappée de la maison paternelle, elle voulait gagner l'Afrique afin d'y donner sa vie pour la gloire de Jésus-Christ et le salut des âmes. Ramenée par un de ses oncles, elle chercha dans l'exercice de l'aumône et autres œuvres pies une compensation à son désir ardent du martyre; mais ses larmes ne cessaient plus, de s'être vu enlever la meilleure part. A la mort de sa mère, la bienheureuse Vierge, suppliée par Thérèse de lui en tenir lieu, exauça le désir de son cœur; toujours dès lors elle éprouva comme sa vraie fille la protection de la Mère de Dieu. Elle entra, dans sa vingtième année, chez les religieuses de Sainte-Marie du Mont Carmel; dix-huit années durant, sous le faix de graves maladies et d'épreuves de toutes sortes, elle y soutint dans la foi les combats de la pénitence, sans ressentir le réconfort d'aucune de ces consolations du ciel dont l'abondance est, sur terre même, l'habituel partage de la sainteté.
   Ses vertus étaient angéliques; le zèle de sa charité la poussait, à travailler au salut, non d'elle seule, mais de tous. Ce fut ainsi que, sous l'inspiration de Dieu et avec l'approbation de Pie IV, elle entreprit de ramener la règle du Carmel à sa sévérité première, en s'adressant d’abord aux femmes, aux hommes ensuite. Entreprise sur laquelle resplendit la bénédiction toute-puissante du Dieu de bonté; car, dans sa pauvreté, dénuée de tout secours humain, bien plus, presque toujours malgré l'hostilité des puissants , l'humble vierge put édifier jusqu'à trente-deux monastères. Ses larmes coulaient sans trêve à la pensée des ténèbres où infidèles et hérétiques étaient plongés; et dans le but d'apaiser la divine colère qu'ils avaient encourue, elle offrait à Dieu pour leur salut les tortures qu'elle s'imposait dans sa chair. Tel était l'incendie d'amour divin dont brûlait son cœur, qu'elle mérita de voir un Ange transpercer ce cœur en sa poitrine d'un dard enflammé, et qu'elle entendit le Christ, prenant sa main droite en la sienne, lui adresser ces mots: C'est à titre d'épouse que désormais tu prendras soin de mon honneur. Par son conseil, elle émit le difficile vœu de faire toujours ce qui lui semblerait le plus parfait. Elle a laissé beaucoup d'ouvrages remplis d'une sagesse céleste; en les lisant, l'âme fidèle se sent grandement excitée au désir de l'éternelle patrie.
   Tandis qu'elle ne donnait que des exemples de vertus, telle était l'ardeur du désir qui la pressait de châtier son corps, qu'en dépit des maladies dont elle se voyait affligée, elle joignait à l'usage du cilice et des chaînes de fer celui de se flageller souvent avec des orties ou de dures disciplines, quelquefois de se rouler parmi les épines. Sa parole habituelle était: Seigneur, ou souffrir, ou mourir; car cette vie qui prolongeait son exil loin de la patrie éternelle et de la vie sans fin, lui paraissait la pire des morts. Elle possédait le don de prophétie; et si grande était la prodigalité du Seigneur à l'enrichir de ses dons gratuits, que souvent elle le suppliait à grands cris de modérer ses bienfaits, de ne point perdre de vue si promptement la mémoire de ses fautes. Aussi fût-ce moins de maladie que de l'irrésistible ardeur de son amour pour Dieu qu'elle mourut à Albe, au jour prédit par elle, munie des sacrements de l'Église, et après avoir exhorté ses disciples à la paix, à la charité, à l'observance régulière. Ce fut sous la forme d'une colombe qu'elle rendit son âme très pure à Dieu, âgée de soixante-sept ans, l'an mil cinq cent quatre-vingt-deux, aux ides d'octobre selon le calendrier romain réformé (Grégoire XIII avait arrêté que, pour opérer cette réforme, on supprimerait dix jours de l'année 1582, et que le lendemain du 4 octobre s'appellerait le 15 du même mois; ce fut dans cette nuit historique du 4 au 15 que mourut sainte Thérèse). On vit Jésus-Christ assister, entouré des phalanges angéliques, à cette mort; un arbre desséché, voisin de la cellule mortuaire, se couvrit de fleurs au moment même qu'elle arriva. Le corps de Thérèse, demeuré jusqu'à ce jour sans corruption et imprégné d'une liqueur parfumée, est l'objet de la vénération des fidèles. Les miracles qu'elle opérait durant sa vie continuèrent après sa mort, et Grégoire XV la mit au nombre des Saints.

   Vous le trouviez déjà dans la souffrance de cette vie, ô Thérèse, le Bien-Aimé qui se révèle à vous dans la mort. « Si quelque chose pouvait vous ramener sur la terre, ce serait le désir d'y souffrir encore plus (Apparition au P. Gratien). » — « Je ne m'étonne pas, dit en cette fête à votre honneur le prince des orateurs sacrés, je ne m'étonne pas que Jésus ait voulu mourir: il devait ce sacrifice à son Père. Mais qu'était-il nécessaire qu'il passât ses jours, et ensuite qu'il les finît parmi tant de maux? C'est pour la raison qu'étant l'homme de douleurs, comme l'appelait le Prophète (Isai. LIII, 3), il n'a voulu vivre que pour endurer; ou, pour le dire plus fortement par un beau mot de Tertullien, il a voulu se rassasier, avant que de mourir, par la volupté de la patience: Saginari voluptate patientiœ discessurus volebat (Tertull. De Patientia, 3). Voilà une étrange façon de parler. Ne diriez-vous pas que, selon le sentiment de ce Père, toute la vie du Sauveur était un festin, dont tous les mets étaient des tourments? Festin étrange, selon le siècle, mais que Jésus a jugé digne de son goût. Sa mort suffisait pour notre salut; mais sa mort ne suffisait pas à ce merveilleux appétit qu'il avait de souffrir pour nous. Il a fallu y joindre les fouets, et cette sanglante couronne qui perce sa tête, et tout ce cruel appareil de supplices épouvantables; et cela pour quelle raison? C'est que ne vivant que pour endurer, il voulait se rassasier, avant que de mourir, de la volupté de souffrir pour nous (Bossuet, Panegyr. de sainte Thérèse). » Jusque-là que, sur sa croix, « voyant dans les décrets éternels qu'il n'y a plus rien à souffrir pour lui: Ah! dit-il, c'en est fait, tout est consommé (JOHAN. XIX, 30): sortons, il n'y a plus rien à faire en ce monde; et aussitôt il rendit son âme à son Père (Bossuet, Ibid.). »
   Or, si tel est l'esprit du Sauveur Jésus, ne faut-il pas qu'il soit celui de Thérèse de Jésus, son épouse? « Elle veut aussi souffrir ou mourir; et son amour ne peut endurer qu'aucune cause retarde sa mort sinon celle qui a différé la mort du Sauveur (Ibid.). » A nous d'échauffer nos cœurs par la vue de ce grand exemple. « Si nous sommes de vrais chrétiens, nous devons désirer d'être toujours avec Jésus-Christ. Or, où le trouve-t-on, cet aimable Sauveur de nos âmes? En quel lieu peut-on l'embrasser? On ne le trouve qu'en ces deux lieux: dans sa gloire ou dans ses supplices, sur son trône ou bien sur sa croix. Nous devons donc, pour être avec lui, ou bien l'embrasser dans son trône, et c'est ce que nous donne la mort, ou bien nous unir à sa croix, et c'est ce que nous avons par les souffrances; tellement qu'il faut souffrir ou mourir, afin de ne quitter jamais le Sauveur. Souffrons donc, souffrons, chrétiens, ce qu'il plaît à Dieu de nous envoyer: les afflictions et les maladies, les misères et la pauvreté, les injures et les calomnies; tâchons de porter d'un courage ferme telle partie de sa croix dont il lui plaira de nous honorer (Bossuet, Ibid.). »
Vous que l'Église présente comme maîtresse et mère à ses fils dans les sentiers de la vie spirituelle, enseignez-nous ce fort et vrai christianisme. La perfection sans doute ne s'acquiert pas en un jour; et, vous le disiez, « nous serions bien à plaindre, si nous ne pouvions chercher et trouver Dieu qu'après être morts au monde: Dieu nous délivre de ces gens si spirituels qui veulent, sans examen et sans choix, ramener tout à la contemplation parfaite » (A l'évêque d'Avila, mars 1577, une des plus gracieuses lettres de la Sainte! Mais Dieu nous délivre aussi de ces dévotions mal entendues, puériles ou niaises, comme vous les appeliez, et qui répugnaient tant à la droiture, à la dignité de votre âme généreuse (Vie, XIII)! Vous ne désiriez d'autre oraison que celle qui vous ferait croître en vertus; persuadez-nous, en effet, du grand principe en ces matières, à savoir que « l'oraison la mieux faite et la plus agréable à Dieu est celle qui laisse après elle de meilleurs effets s'annonçant par les œuvres, et non pas ces goûts qui n'aboutissent qu'à notre propre satisfaction (Au Père Gratien, 23 octobre 1377). » Celui-là seul sera sauvé qui aura observé les commandements, accompli la loi; et le ciel, votre ciel, ô Thérèse, est la récompense des vertus que vous avez pratiquées, non des révélations ni des extases qui vous furent accordées (Apparition à la Prieure de Véas).
   De ce séjour où votre amour s'alimente au bonheur infini comme il se rassasiait ici-bas de souffrances, faites que l'Espagne, où vous naquîtes, garde chèrement en nos temps amoindris son beau titre de catholique. N'oubliez point la si large part que la France, menacée dans sa foi, eut à votre détermination de rappeler le Carmel à son austérité primitive (Chemin de la perfect. I). Puisse la bénédiction du nombre favoriser vos fils, non moins que celle du mérite et de la sainteté. Sous toutes les latitudes où l'Esprit a multiplié vos filles, puissent leurs asiles bénis rappeler toujours « ces premiers colombiers de la Vierge où l'Époux se plaisait à faire éclater les miracles de sa grâce (Fondations, IV). » Vous fîtes du triomphe de la foi, du soutien de ses défenseurs, le but de leurs oraisons et de leurs jeûnes (Chemin de la perfect. I, III): quel champ immense ouvert à leur zèle en nos tristes jours! Avec elles, avec vous, nous demandons à Dieu « deux choses: la première, que parmi tant d'hommes et de religieux, il s'en rencontre qui aient les qualités nécessaires pour servir utilement la cause de l'Église, attendu qu'un seul homme parfait rendra plus de services qu'un grand nombre qui ne le seraient pas; la seconde que dans la mêlée Notre-Seigneur les soutienne de sa main, pour qu'ils échappent aux périls et ferment l'oreille aux chants des sirènes... O Dieu ayez pitié de tant d'âmes qui se perdent, arrêtez le cours de tant de maux qui affligent la chrétienté et, sans plus tarder, faites briller votre lumière au milieu de ces ténèbres (Chemin de la perfection, I, III). »

Dom Prosper Guéranger 

 

SAINTE THÉRÈSE D’ÁVILA, PREMIÈRE FEMME DOCTEUR DE L’ÉGLISE

« En ce temps-là j'appris les malheurs de la France. » Nous sommes en 1562, dans l’Espagne du siècle d’or, encore puissante mais inquiétée par les agitations religieuses européennes. À Ávila (Castille), au nord-ouest de Madrid, une carmélite âgée de 47 ans entend parler du début des « guerres de religion » entre huguenots et catholiques par-delà les Pyrénées… Celle qui deviendra célèbre sous le nom de sainte Thérèse d’Ávila, « la grande Thérèse », est sur le point de fonder l’Ordre des Carmes Déchaux pour servir l’Église.

Les débuts du Carmel déchaussé. Thérèse est bouleversée par les événements en France : l’Église, Corps du Christ se déchire, le Saint-Sacrement est profané en de multiples lieux et des prêtres quittent le sacerdoce. Elle supplie le Seigneur de pouvoir faire quelque chose pour arrêter cette guerre entre chrétiens, entre ceux que Jésus a pourtant appelés ses amis (Jean XV, 15). Thérèse voudrait que le Seigneur ait des amis vraiment fiables. Mais que peut-elle-faire ? Vivre sa consécration religieuse avec le plus d’amour possible : « Je me déterminai à faire le petit peu qui dépendait de moi : suivre les conseils évangéliques aussi parfaitement que possible... » (Chemin de perfection I, 2). En effet, cette moniale d’Ávila est alors en train de préparer la fondation d’un Carmel placé sous la protection de saint Joseph. Elle décide d’insuffler une ardeur apostolique singulière à la vie contemplative de cette communauté nouvelle. Tout y sera orienté vers la vie de prière au service de l’Église. Les sœurs formeront une petite communauté contemplative réunie dans la pauvreté et la joie évangéliques. Ainsi, commence la première des 17 fondations de monastères de carmélites déchaussées que Thérèse réalisera, en même temps qu’elle créera la branche des Frères déchaux avec saint Jean de la Croix. L’actualité française a donc joué un rôle non négligeable dans l’élaboration du projet thérésien !   

Une enfant en quête d’éternité.
 Mais revenons en arrière pour comprendre le chemin spirituel de cette femme exceptionnelle. Doña Teresa de Cepeda y Ahumada naît le 28 mars 1515 dans une famille aisée et pieuse d’Ávila. Son père Alonso de Cepeda, fils d’un marchand juif de Tolède et sa mère, Beatriz de Ahumada, donnent naissance à dix enfants, Thérèse étant la troisième. Nous sommes dans une époque marquée par de profonds changements, outre la division ecclésiale déjà évoquée : il y a aussi la révolution copernicienne (qui découvre que la Terre n’est pas au centre du monde), le développement de l’imprimerie (qui permet une diffusion plus rapide des textes), le désir d’émancipation de l’individu (qui s’exprime dans le courant intellectuel de l’humanisme), la découverte du Nouveau Monde (ouvrant de nouvelles perspectives d’aventures et de conquêtes)... La plupart des frères de Thérèse partiront conquérir l’Amérique en espérant faire fortune. Quant à la jeune Thérèse, elle est attirée par ce qui dure toujours et ne trompe pas. Son aventure sera d’abord intérieure : c’est en elle-même qu’elle trouvera un point d’appui fiable pour affronter les transformations de son temps. Si le soleil devient le nouveau centre de l’univers, Thérèse va, elle, parler de la présence de Dieu en nous comme le véritable soleil qui nous fait vivre (Premières Demeures) et doit devenir le centre de notre vie.  

 La décision de devenir religieuse. Quand, à l’âge de treize ans, Thérèse perd sa mère, elle se confie à Notre-Dame : « Je suppliai la très Sainte Vierge avec beaucoup de larmes de me tenir lieu de mère. Cette demande, toute naïve qu'elle était, fut exaucée, je crois ; car depuis, je ne me suis jamais recommandée à cette Vierge souveraine sans expé­rimenter son secours, et finalement, elle m'a ramenée auprès d'elle. » (Vie I, 7) Certainement, cette protection mariale va aider Thérèse à ne pas succomber aux tentations de l’adolescence : Doña Teresa est une jeune femme belle, intelligente, avec une grande aisance relationnelle. Elle plaît et elle le sait… Suite à une amourette avec un cousin, le père de Thérèse décide de la placer dans une pension de jeunes filles. C’est dans ce couvent d’augustines que Thérèse retrouve son désir de Dieu et se décide à devenir religieuse.  Déjà dotée d’une grande force de volonté, elle ose braver le refus paternel et entre au monastère des carmélites de l’Incarnation à Ávila le 2 novembre 1535. Elle a 20 ans. Thérèse s’engage avec ferveur dans sa vie religieuse mais tombe gravement malade au point de frôler la mort. C’est par l’intercession de saint Joseph qu’elle est guérie. Dès lors, elle contribue à développer le culte de l’époux de Marie : « Les âmes d'oraison, surtout, devraient toujours l'honorer d'un culte particulier. » (Vie VI, 8) En effet, à l’occasion d’une cure pour sa maladie, Thérèse vient de découvrir un livre sur l’oraison, la prière personnelle silencieuse : la jeune moniale trouve enfin dans ce cœur à cœur amical avec le Seigneur ce qu’elle désirait vivre. Elle comprend que Dieu demeure en elle et que prier, c’est se recueillir pour rejoindre cette présence intérieure.  

« La vie de Dieu en moi ». Pourtant, jusqu’à ses 39 ans, Thérèse ne parvient pas à vivre totalement de cette vérité de foi. Il est vrai que la vie religieuse dans son monastère ne facilite pas le recueillement : grand nombre de Sœurs, visites nombreuses des gens en clôture… Mais Thérèse reste surtout piégée par les jeux d’apparence et aime se montrer au parloir auprès des gentilshommes mécènes du monastère. Son cœur est ainsi déchiré pendant près de vingt ans entre deux regards qui l’attirent, celui de Jésus et celui des autres. En 1554, à travers une représentation du Christ en sa Passion et la lecture des Confessions de saint Augustin, la moniale reçoit la grâce de renoncer à maîtriser sa vie et de s’appuyer sur la seule miséricorde de Dieu. Le changement est radical : « Jusqu'ici c'était ma vie à moi : celle qui a commencé [depuis] est bien la vie de Dieu en moi. » (Vie XXIII, 1)   

L’émergence
 d’un désir profond. Thérèse bénéficie alors de grandes grâces qui la libèrent d’elle-même et font grandir en elle la volonté de se donner davantage au Seigneur. Elle découvre à quel point elle est aimée de Dieu et comment Il l’a délivrée de l’enfer. Cette expérience de la miséricorde est trop puissante pour qu’elle puisse la garder pour elle. Son désir grandit de faire connaître cet amour immense. Naît alors le projet de mener une vie religieuse carmélitaine plus exigeante et fidèle à la Règle du Carmel du XIIIe siècle. Thérèse ne se contente pourtant pas d’une réforme comme il y en a tant à son époque. Elle crée un équilibre nouveau entre prière et fraternité : elle ajoute deux heures de prière silencieuse en commun, deux heures de récréation, un temps fraternel d’échanges et d’édification spirituelle. Pour Thérèse, une vraie contemplative se dévoile par son amour du prochain et non par ses sentiments spirituels ! L’oraison conduit au don de soi ou bien elle n’est qu’introversion narcissique.   

Une fondatrice audacieuse. Ainsi, se dessine le projet de fonder le carmel déchaussé de Saint-Joseph (Thérèse reprend le terme « déchaussé » d’une réforme franciscaine de l’époque : au-delà du fait d’utiliser des sandales ou chausses légères, il exprime le désir d’une vie religieuse plus marquée par la pauvreté et l’humilité), à Ávila en 1562 pour soutenir l’Église. Les épreuves ne manqueront pas mais Thérèse peut s’appuyer sur la promesse du Christ et la protection de la Vierge du Carmel. « Le monde est en feu ! » (Chemin de perfection I, 5) Face aux violences religieuses, Thérèse répond par l’urgence de développer sa vie intérieure pour atteindre la paix véritable et accueillir l’amour sauveur du Seigneur de l’Église. Elle prend alors le nom de Thérèse de Jésus et mène une vie simple, pauvre et joyeuse avec ses Sœurs. Pourtant, en 1567 de nouveau, l’actualité bouleverse son cœur. Cette fois-ci, les nouvelles viennent des Indes : un missionnaire parle aux carmélites de millions de personnes ignorant le Christ. Thérèse se sent de nouveau appelée à faire quelque chose face à ce drame et elle en demande la grâce au Seigneur. La réponse arrive peu après par le Supérieur Général de l’Ordre du Carmel. Celui-ci lui donne l’autorisation de fonder de nouveaux monastères déchaussés et de commencer une branche masculine. Thérèse prend son bâton de fondatrice à l’âge de 50 ans et entre dans la dernière partie de sa vie, la plus active et la plus dense. C’est cette même année qu’elle rencontre Jean de la Croix avec qui elle fondera la branche masculine du Carmel déchaussé. La vie spirituelle de Thérèse s’approfondit et elle s’unit de plus en plus à son Seigneur jusqu’à recevoir la grâce du mariage spirituel avec le Christ. Désormais, sa volonté est profondément unie à la sienne et elle ne s’occupe plus d’elle-même car elle sait que le Seigneur prend soin d’elle. Thérèse de Jésus peut donc se donner généreusement à l’aventure des fondations, étant elle-même fondée sur le « roc divin ». Elle fait preuve d’une audace et d’un courage déconcertants pour mener à bien l’œuvre de Dieu face aux oppositions et aux persécutions en tous genres. En plus de ces travaux, Thérèse écrit. Retenons ses quatre œuvres majeures que sont Le livre de la VieLes FondationsLeChemin de perfection et Le Château intérieur avec ses sept demeures.   

Celle qui est devenue la « Madre » meurt le 4 octobre 1582 à Alba de Tormes (dans l’ouest de la Castille), au cours d’une halte dans un de ses monastères. Sa fête liturgique est fixée le 15 octobre. Elle quitte ce monde en remerciant le Seigneur de l’avoir faite « fille de l’Église ». Mère Thérèse est béatifiée le 24 avril 1614 par le pape Paul V et canonisée le 12 mars 1622 par le pape Grégoire XV. Le 4 octobre 1970, le Bienheureux Paul VI la proclame Docteur de l’Église. C’est la première femme à recevoir ce titre.   

 

La spiritualité thérésienne. L’Église attribue à la sainte d’Ávila le titre de « Mère des spirituels ». Thérèse de Jésus nous guide dans les chemins de l’intériorité vers le centre de notre être où Dieu demeure. Elle nous aide à ne pas nous égarer sur les voies d’une spiritualité abstraite. La spiritualité thérésienne est profondément humaine et chrétienne car elle prend en charge l’intérieur comme l’extérieur, l’humain et le divin en Christ, l’amour de Dieu comme celui du prochain. C’est une spiritualité marquée par l’aventure intérieure, la transformation de soi par l’action intérieure de l’Esprit et la libération de son être profond, qui a notamment inspiré la « petite Thérèse », la carmélite française Thérèse de Lisieux. Cet itinéraire de conversion rend le croyant disponible pour l’action au service de l’Église et du monde. Certes, ce chemin est exigeant mais sûr et simple. Chemin de vérité et de liberté que tant de personnes ont emprunté au long des siècles. Chemin marial puisque la vie d’oraison est au fond l’imitation de la vie intérieure de la Vierge. Chemin ouvert à tous puisque l’oraison est pour Thérèse « une amitié intime, un entretien fréquent, seul à seul, avec Celui dont nous nous savons aimés. » (Vie VIII, 6) Au fond, le seul danger est de ne pas croire que Dieu peut transformer radicalement notre vie : « Quant à moi, je sais très bien que quiconque n’y croit pas n’en fera jamais l’expérience. » (Premières Demeures I, 4)   

Que la vie de sainte Thérèse de Jésus nous incite à nous livrer davantage à l’action de Dieu ! 

***

L’oraison selon Thérèse d’Ávila. 
Dans ce passage extrait du Livre de la Vie, Thérèse nous présente l’oraison. Puis elle nous en montre le chemin, puisqu’elle nous entraîne dans sa propre prière et nous invite à découvrir les bienfaits de l’amitié du Christ : 
« Quant à ceux qui n’ont pas encore abordé l’oraison, je leur demande, pour l’amour de Dieu, de ne pas se priver d’un si grand bien. Ici, il ne s’agit pas de craindre, mais de désirer. (…) Et si l’on persévère, j’attends tout de la miséricorde de Dieu. Personne, après l’avoir choisi pour ami, n’a été abandonné de lui. Selon moi, en effet, l’oraison mentale[1] n’est pas autre chose qu’une amitié intime, un entretien fréquent, seul à seul, avec Celui dont nous nous savons aimés. (…) 
Ô Bonté infinie de mon Dieu ! Que je te reconnais ici et que je me reconnais moi-même ! Ô délices des anges ! Je voudrais, à cette vue, me fondre tout entière d'amour pour toi. Oui, c'est ainsi ! Tu supportes en ta présence celui qui supporte que tu sois avec lui ! Ô mon Maître ! Quel excellent ami tu te montres à son égard ! De quelle bonté, de quelle patience, tu uses envers lui ! Tu attends qu'il se fasse à ta manière d'être, et durant tout ce temps tu supportes la sienne ! Tu lui tiens compte, Seigneur, des rares moments où il t'aime, et au premier mouvement de repentir tu oublies toutes ses offenses. J'en ai fait bien clairement l’expérience ; aussi je ne comprends pas, ô mon Créateur, comment tout le monde ne cherche pas à s'approcher de toi par cette intime amitié. (…) Non, non, Vie de toutes les vies, tu ne donnes la mort à aucun de ceux qui se confient en toi, de ceux qui te choisissent pour ami. En donnant la vie à notre âme, tu soutiens même la vie du corps et lui communiques de nouvelles forces. Je ne sais, en vérité, ce que redoutent ceux qui tremblent de faire oraison mentale, ni de quoi ils ont peur. » (Livre de la Vie, chapitre VIII, § 5-7)   

La création des Carmélites déchaussées par sainte Thérèse d’Ávila.
 
C’est le 24 août 1562 que Thérèse, religieuse du Carmel de l’Incarnation à Ávila depuis l’âge de 20 ans, décide avec quatre novices de se déchausser en signe de pauvreté, abandonnant des chaussures fermées pour des sandales ouvertes, et de vivre selon la Règle du Carmel donnée par le pape Innocent IV en 1247 mais mitigée en 1435 par le pape Eugène IV. C’est la naissance du couvent Saint-Joseph. Elle n’est pas la première à poursuivre ce projet : le Carme français Jean Soreth (1394-1471) avait déjà essayé de répandre la « réforme de Mantoue », mais son succès resta limité. En 1568, la réforme thérésienne s’étend aux hommes avec la fondation d’un premier couvent par saint Jean de la Croix à Duruelo, près de Ségovie. Accompagné d’un frère, Antoine de Heredia, Jean de la Croix part souvent prêcher pieds nus aux habitants de la région. Le rayonnement des Carmélites et des Carmes ainsi réformés devait rapidement devenir international ; si les deux ordres sont juridiquement indépendants l’un de l’autre, ils partagent un même patrimoine spirituel.

Extraits d’une homélie du pape Benoît XVI sur sainte Thérèse d’Ávila (audience générale du 2 février 2011).
 
Thérèse de Jésus n'avait pas de formation universitaire, mais elle a tiré profit des enseignements de théologiens, d'hommes de lettres et de maîtres spirituels. Comme écrivain, elle s'en est toujours tenu à ce qu'elle avait personnellement vécu ou avait vu dans l'expérience des autres (cf. Prologue au Chemin de perfection), c'est-à-dire en partant de l'expérience. Thérèse a l'occasion de nouer des liens d'amitié spirituelle avec un grand nombre de saints, en particulier avec saint Jean de la Croix. Dans le même temps, elle se nourrit de la lecture des Pères de l’Église, saint Jérôme, saint Grégoire le Grand, saint Augustin. Parmi ses œuvres majeures, il faut rappeler tout d'abord son autobiographie, intitulée Livre de la vie, qu'elle appelle Livre des Miséricordes du Seigneur. Composée au Carmel d'Avila en 1565, elle rapporte le parcours biographique et spirituel, écrit, comme l'affirme Thérèse elle-même, pour soumettre son âme au discernement du « Maître des spirituels », saint Jean d'Avila. Le but est de mettre en évidence la présence et l'action de Dieu miséricordieux dans sa vie : c'est pourquoi l’œuvre rappelle souvent le dialogue de prière avec le Seigneur. C'est une lecture fascinante, parce que la sainte non seulement raconte, mais montre qu'elle revit l'expérience profonde de sa relation avec Dieu. En 1566, Thérèse écrit le Chemin de perfection, qu'elle appelle Admonestations et conseils que donne Thérèse de Jésus à ses moniales. Les destinataires en sont les douze novices du carmel de saint Joseph d’Avila. Thérèse leur propose un intense programme de vie contemplative au service de l’Église, à la base duquel se trouvent les vertus évangéliques et la prière. Parmi les passages les plus précieux, figure le commentaire au Notre Père, modèle de prière. L’œuvre mystique la plus célèbre de sainte Thérèse est le Château intérieur, écrit en 1577, en pleine maturité. Il s'agit d’une relecture de son chemin de vie spirituelle et, dans le même temps, d'une codification du déroulement possible de la vie chrétienne vers sa plénitude, la sainteté, sous l'action de l'Esprit Saint. Thérèse fait appel à la structure d'un château avec sept pièces, comme image de l'intériorité de l'homme, en introduisant, dans le même temps, le symbole du ver à soie qui renaît en papillon, pour exprimer le passage du naturel au surnaturel. La sainte s'inspire des Saintes Écritures, en particulier du Cantique des cantiques, pour le symbole final des « deux Époux », qui lui permet de décrire, dans la septième pièce, le sommet de la vie chrétienne dans ses quatre aspects : trinitaire, christologique, anthropologique et ecclésial. A son activité de fondatrice des carmels réformés, Thérèse consacre le Livre des fondations, écrit entre 1573 et 1582, dans lequel elle parle de la vie du groupe religieux naissant. Comme dans son autobiographie, le récit tend à mettre en évidence l'action de Dieu dans l’œuvre de fondation des nouveaux monastères. 
Il n’est pas facile de résumer en quelques mots la spiritualité thérésienne, profonde et articulée. Je voudrais mentionner plusieurs points essentiels. En premier lieu, sainte Thérèse propose les vertus évangéliques comme base de toute la vie chrétienne et humaine : en particulier, le détachement des biens ou pauvreté évangélique, et cela nous concerne tous ; l’amour des uns pour les autres comme élément essentiel de la vie communautaire et sociale ; l’humilité comme amour de la vérité ; la détermination comme fruit de l’audace chrétienne ; l’espérance théologale, qu’elle décrit comme une soif d’eau vive. Sans oublier les vertus humaines : amabilité, véracité, modestie, courtoisie, joie, culture. En deuxième lieu, sainte Thérèse propose une profonde harmonie avec les grands personnages bibliques et l’écoute vivante de la Parole de Dieu. Elle se sent surtout en harmonie avec l’épouse du Cantique des Cantiques et avec l’apôtre Paul, outre qu’avec le Christ de la Passion et avec Jésus eucharistie. 
La sainte souligne ensuite à quel point la prière est essentielle: prier, dit-elle, « signifie fréquenter avec amitié, car nous fréquentons en tête à tête Celui qui, nous le savons, nous aime » (Vie VIII, 5). L’idée de sainte Thérèse coïncide avec la définition que saint Thomas d’Aquin donne de la charité théologale, comme amicitia quaedam hominis ad Deum, un type d’amitié de l’homme avec Dieu, qui le premier a offert son amitié à l’homme ; l’initiative vient de Dieu (cf. Summa Theologiae II, 21, 1). La prière est vie et se développe graduellement en même temps que la croissance de la vie chrétienne : elle commence par la prière vocale, elle passe par l’intériorisation à travers la méditation et le recueillement, jusqu’à parvenir à l’union d’amour avec le Christ et avec la Très Sainte Trinité. Il ne s’agit évidemment pas d’un développement dans lequel gravir les plus hautes marches signifie abandonner le type de prière précédent, mais c’est plutôt un approfondissement graduel de la relation avec Dieu qui enveloppe toute la vie. Plus qu’une pédagogie de la prière, celle de Thérèse est une véritable « mystagogie » : elle enseigne au lecteur de ses œuvres à prier en priant elle-même avec lui ; en effet, elle interrompt fréquemment le récit ou l’exposé pour se lancer dans une prière. Un autre thème cher à la sainte est le caractère central de l’humanité du Christ. En effet, pour Thérèse la vie chrétienne est une relation personnelle avec Jésus, qui atteint son sommet dans l’union avec Lui par grâce, par amour et par imitation. D’où l’importance que celle-ci attribue à la méditation de la Passion et à l’Eucharistie, comme présence du Christ, dans l’Église, pour la vie de chaque croyant et comme cœur de la liturgie. Sainte Thérèse vit un amour inconditionné pour l’Église : elle manifeste un vif sensus Ecclesiae face aux épisodes de division et de conflit dans l’Église de son temps. Elle réforme l’Ordre des carmélites avec l’intention de mieux servir et de mieux défendre la « Sainte Église catholique romaine », et elle est disposée à donner sa vie pour celle-ci (cf. Vie XXXIII, 5). 
Un dernier aspect essentiel de la doctrine thérésienne, que je voudrais souligner, est la perfection, comme aspiration de toute la vie chrétienne et objectif final de celle-ci. La sainte a une idée très claire de la « plénitude » du Christ, revécue par le chrétien. A la fin du parcours du Château intérieur, dans la dernière « pièce », Thérèse décrit cette plénitude, réalisée dans l’inhabitation de la Trinité, dans l’union au Christ à travers le mystère de son humanité. 
Chers frères et sœurs, sainte Thérèse de Jésus est une véritable maîtresse de vie chrétienne pour les fidèles de chaque temps. Dans notre société, souvent en manque de valeurs spirituelles, sainte Thérèse nous enseigne à être des témoins inlassables de Dieu, de sa présence et de son action, elle nous enseigne à ressentir réellement cette soif de Dieu qui existe dans la profondeur de notre cœur, ce désir de voir Dieu, de chercher Dieu, d’être en conversation avec Lui et d’être ses amis. Telle est l’amitié qui est nécessaire pour nous tous et que nous devons rechercher, jour après jour, à nouveau. Que l’exemple de cette sainte, profondément contemplative et efficacement active, nous pousse nous aussi à consacrer chaque jour le juste temps à la prière, à cette ouverture vers Dieu, à ce chemin pour chercher Dieu, pour le voir, pour trouver son amitié et trouver ainsi la vraie vie ; car réellement, un grand nombre d’entre nous devraient dire : « Je ne vis pas, je ne vis pas réellement, car je ne vis pas l’essence de ma vie ». C’est pourquoi, le temps de la prière n’est pas du temps perdu, c’est un temps pendant lequel s’ouvre la voie de la vie, s’ouvre la voie pour apprendre de Dieu un amour ardent pour Lui, pour son Église, c’est une charité concrète pour nos frères. Merci.

Quel jour est morte sainte Thérèse d’Ávila ?
 
Par une bizarrerie du calendrier, on peut dire que Thérèse est morte dans la nuit du 4 au 15 octobre 1582 ! En effet, se rendant compte que le calendrier julien (datant de Jules César) retardait par rapport à l’année astronomique, l’Église décida au concile de Trente (1545-1563) qu’il était temps de se mettre en conformité vis-à-vis de la réalité. Par la bulle Inter gravissima, le pape Grégoire XIII décida que le jeudi 4 octobre 1582 serait immédiatement suivi du vendredi 15 octobre, créant ainsi le calendrier grégorien, adopté rapidement par tous les pays catholiques, puis peu à peu par les États protestants et orthodoxes. C’est pour cela que sainte Thérèse, morte dans la nuit du décalage, est fêtée le 15 octobre, premier jour du nouveau calendrier.

Fr. Jean-Alexandre de l’AgneauCarme déchaux, maître des novices au couvent d’Avon (Seine-et-Marne)


[1]              On distingue à l’époque oraison mentale et oraison vocale : Thérèse désigne par oraison mentale la prière personnelle silencieuse pour la distinguer d’une prière à voix haute. Il ne faut donc pas comprendre mental au sens contemporain de cérébral.

 

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE
Mercredi 2 
février 2011

Chers frères et sœurs,

Au cours des catéchèses que j’ai voulu consacrer aux Pères de l’Eglise et aux grandes figures de théologiens et de femmes du Moyen-âge, j’ai eu l’occasion de m’arrêter également sur certains saints et saintes qui ont été proclamés docteurs de l’Eglise en raison de leur éminente doctrine. Aujourd’hui, je voudrais commencer une brève série de rencontres pour compléter la présentation des docteurs de l’Eglise. Et je commence par une sainte qui représente l’un des sommets de la spiritualité chrétienne de tous les temps: sainte Thérèse d’Avila (de Jésus).

Elle naît à Avila, en Espagne, en 1515, sous le nom de Teresa de Ahumada. Dans son autobiographie, elle mentionne elle-même certains détails de son enfance: la naissance de «parents vertueux et craignant Dieu», au sein d’une famille nombreuse, avec neuf frères et trois sœurs. Encore enfant, alors qu’elle n’avait pas encore 9 ans, elle a l’occasion de lire les vies de certains martyrs, qui lui inspirent le désir du martyre, si bien qu’elle improvise une brève fugue de chez elle pour mourir martyre et monter au Ciel (cf. Vie, 1, 4): «Je veux voir Dieu» déclare la petite fille à ses parents. Quelques années plus tard, Thérèse parlera de ses lectures d’enfance, et affirmera y avoir découvert la vérité, qu’elle résume dans deux principes fondamentaux: d’un côté, «le fait que tout ce qui appartient au monde ici bas passe» et de l’autre, que seul Dieu est «pour toujours, toujours, toujours», un thème qui revient dans la très célèbre poésie «Que rien ne te trouble,/ que rien ne t’effraie;/ tout passe. Dieu ne change pas:/ la patience obtient tout;/ celui qui possède Dieu/ ne manque de rien/ Dieu seul suffit!». Orpheline de mère à l’âge de 12 ans, elle demande à la Très Sainte Vierge de lui servir de mère (cf. Vie, 1, 7).

Si, au cours de son adolescence, la lecture de livres profanes l’avait conduite aux distractions d’une vie dans le monde, l’expérience comme élève des moniales augustiniennes de Sainte-Marie-des-Grâces d’Avila, ainsi que la lecture de livres spirituels, en particulier des classiques de la spiritualité franciscaine, lui enseignent le recueillement et la prière. A l’âge de 20 ans, elle entre au monastère carmélite de l’Incarnation, toujours à Avila; dans sa vie religieuse, elle prend le nom de Thérèse de Jésus. Trois ans plus tard, elle tombe gravement malade, au point de rester quatre jours dans le coma, apparemment morte (cf. Vie, 5, 9). Même dans la lutte contre ses maladies, la sainte voit le combat contre les faiblesses et les résistances à l’appel de Dieu: «Je désirais vivre — écrit-elle — car je le sentais, ce n'était pas vivre que de me débattre ainsi contre une espèce de mort; mais nul n'était là pour me donner la vie, et il n'était pas en mon pouvoir de la prendre. Celui qui pouvait seul me la donner avait raison de ne pas me secourir; il m'avait tant de fois ramenée à lui, et je l'avais toujours abandonné» (Vie, 8, 2) En 1543, sa famille s’éloigne: son père meurt et tous ses frères émigrent l’un après l’autre en Amérique. Au cours du carême 1554, à l’âge de 39 ans, Thérèse atteint le sommet de sa lutte contre ses faiblesses. La découverte fortuite de la statue d’«un Christ couvert de plaies» marque profondément sa vie (cf. Vie, 9). La sainte, qui à cette époque trouvait un profond écho dans les Confessions de saint Augustin, décrit ainsi le jour décisif de son expérience mystique: «Le sentiment de la présence de Dieu me saisissait alors tout à coup. Il m'était absolument impossible de douter qu'il ne fût au dedans de moi, ou que je ne fusse toute abîmée en lui» (Vie, 10, 1).

Parallèlement au mûrissement de son intériorité, la sainte commence à développer concrètement l'idéal de réforme de l'ordre du carmel: en 1562, elle fonde à Avila, avec le soutien de l'évêque de la ville, don Alvaro de Mendoza, le premier carmel réformé, et peu après, elle reçoit aussi l'approbation du supérieur général de l'ordre, Giovanni Battista Rossi. Dans les années qui suivent, elle continue à fonder de nouveaux carmels, dix-sept au total. La rencontre avec saint Jean de la Croix, avec lequel, en 1568, elle fonde à Duruelo, non loin d'Avila, le premier couvent de carmélites déchaussées, est fondamentale. En 1580, elle obtient de Rome l'érection en Province autonome pour ses carmels réformés, point de départ de l'ordre religieux des carmélites déchaussées. Thérèse termine sa vie terrestre au moment où elle est engagée dans l'activité de fondation. En 1582, en effet, après avoir fondé le carmel de Burgos et tandis qu'elle est en train d'effectuer son voyage de retour à Avila, elle meurt la nuit du 15 octobre à Alba de Tormes, en répétant humblement ces deux phrases: «A la fin, je meurs en fille de l'Eglise» et «L'heure est à présent venue, mon Epoux, que nous nous voyons». Une existence passée en Espagne, mais consacrée à l'Eglise tout entière. Béatifiée par le Pape Paul V en 1614 et canonisée en 1622 par Grégoire XV, elle est proclamée «Docteur de l'Eglise» par le Serviteur de Dieu Paul VI en 1970.

Thérèse de Jésus n'avait pas de formation universitaire, mais elle a tiré profit des enseignements de théologiens, d'hommes de lettres et de maîtres spirituels. Comme écrivain, elle s'en est toujours tenu à ce qu'elle avait personnellement vécu ou avait vu dans l'expérience des autres (cf. Prologue au Chemin de perfection), c'est-à-dire en partant de l'expérience. Thérèse a l'occasion de nouer des liens d'amitié spirituelle avec un grand nombre de saints, en particulier avec saint Jean de la Croix. Dans le même temps, elle se nourrit de la lecture des Pères de l'Eglise, saint Jérôme, saint Grégoire le Grand, saint Augustin. Parmi ses œuvres majeures, il faut rappeler tout d'abord son autobiographie, intitulée Livre de la vie, qu'elle appelle Livre des Miséricordes du Seigneur. Composée au Carmel d'Avila en 1565, elle rapporte le parcours biographique et spirituel, écrit, comme l'affirme Thérèse elle-même, pour soumettre son âme au discernement du «Maître des spirituels», saint Jean d'Avila. Le but est de mettre en évidence la présence et l'action de Dieu miséricordieux dans sa vie: c'est pourquoi l’œuvre rappelle souvent le dialogue de prière avec le Seigneur. C'est une lecture fascinante, parce que la sainte non seulement raconte, mais montre qu'elle revit l'expérience profonde de sa relation avec Dieu. En 1566, Thérèse écrit le Chemin de perfection, qu'elle appelle Admonestations et conseils que donne Thérèse de Jésus à ses moniales. Les destinataires en sont les douze novices du carmel de saint Joseph d’Avila. Thérèse leur propose un intense programme de vie contemplative au service de l'Eglise, à la base duquel se trouvent les vertus évangéliques et la prière. Parmi les passages les plus précieux, figure le commentaire au Notre Père, modèle de prière. L’œuvre mystique la plus célèbre de sainte Thérèse est le Château intérieur, écrit en 1577, en pleine maturité. Il s'agit d’une relecture de son chemin de vie spirituelle et, dans le même temps, d'une codification du déroulement possible de la vie chrétienne vers sa plénitude, la sainteté, sous l'action de l'Esprit Saint. Thérèse fait appel à la structure d'un château avec sept pièces, comme image de l'intériorité de l'homme, en introduisant, dans le même temps, le symbole du ver à soie qui renaît en papillon, pour exprimer le passage du naturel au surnaturel. La sainte s'inspire des Saintes Ecritures, en particulier du Cantique des cantiques, pour le symbole final des «deux Epoux», qui lui permet de décrire, dans la septième pièce, le sommet de la vie chrétienne dans ses quatre aspects: trinitaire, christologique, anthropologique et ecclésial. A son activité de fondatrice des carmels réformés, Thérèse consacre le Livre des fondations, écrit entre 1573 et 1582, dans lequel elle parle de la vie du groupe religieux naissant. Comme dans son autobiographie, le récit tend à mettre en évidence l'action de Dieu dans l’œuvre de fondation des nouveaux monastères.

Il n’est pas facile de résumer en quelques mots la spiritualité thérésienne, profonde et articulée. Je voudrais mentionner plusieurs points essentiels. En premier lieu, sainte Thérèse propose les vertus évangéliques comme base de toute la vie chrétienne et humaine: en particulier, le détachement des biens ou pauvreté évangélique, et cela nous concerne tous; l’amour des uns pour les autres comme élément essentiel de la vie communautaire et sociale; l’humilité comme amour de la vérité; la détermination comme fruit de l’audace chrétienne; l’espérance théologale, qu’elle décrit comme une soif d’eau vive. Sans oublier les vertus humaines: amabilité, véracité, modestie, courtoisie, joie, culture. En deuxième lieu, sainte Thérèse propose une profonde harmonie avec les grands personnages bibliques et l’écoute vivante de la Parole de Dieu. Elle se sent surtout en harmonie avec l’épouse du Cantique des Cantiques et avec l’apôtre Paul, outre qu’avec le Christ de la Passion et avec Jésus eucharistie.

La sainte souligne ensuite à quel point la prière est essentielle: prier, dit-elle, «signifie fréquenter avec amitié, car nous fréquentons en tête à tête Celui qui, nous le savons, nous aime» (Vie 8, 5). L’idée de sainte Thérèse coïncide avec la définition que saint Thomas d’Aquin donne de la charité théologale, comme amicitia quaedam hominis ad Deum, un type d’amitié de l’homme avec Dieu, qui le premier a offert son amitié à l’homme; l’initiative vient de Dieu (cf. Summa Theologiae -II, 21, 1). La prière est vie et se développe graduellement en même temps que la croissance de la vie chrétienne: elle commence par la prière vocale, elle passe par l’intériorisation à travers la méditation et le recueillement, jusqu’à parvenir à l’union d’amour avec le Christ et avec la Très Sainte Trinité. Il ne s’agit évidemment pas d’un développement dans lequel gravir les plus hautes marches signifie abandonner le type de prière précédent, mais c’est plutôt un approfondissement graduel de la relation avec Dieu qui enveloppe toute la vie. Plus qu’une pédagogie de la prière, celle de Thérèse est une véritable «mystagogie»: elle enseigne au lecteur de ses œuvres à prier en priant elle-même avec lui; en effet, elle interrompt fréquemment le récit ou l’exposé pour se lancer dans une prière.

Un autre thème cher à la sainte est le caractère central de l’humanité du Christ. En effet, pour Thérèse la vie chrétienne est une relation personnelle avec Jésus, qui atteint son sommet dans l’union avec Lui par grâce, par amour et par imitation. D’où l’importance que celle-ci attribue à la méditation de la Passion et à l’Eucharistie, comme présence du Christ, dans l’Eglise, pour la vie de chaque croyant et comme cœur de la liturgie. Sainte Thérèse vit un amour inconditionné pour l’Eglise: elle manifeste un vif sensus Ecclesiae face aux épisodes de division et de conflit dans l’Eglise de son temps. Elle réforme l’Ordre des carmélites avec l’intention de mieux servir et de mieux défendre la «Sainte Eglise catholique romaine », et elle est disposée à donner sa vie pour celle-ci (cf. Vie 33, 5).

Un dernier aspect essentiel de la doctrine thérésienne, que je voudrais souligner, est la perfection, comme aspiration de toute la vie chrétienne et objectif final de celle-ci. La sainte a une idée très claire de la «plénitude» du Christ, revécue par le chrétien. A la fin du parcours du Château intérieur, dans la dernière «pièce», Thérèse décrit cette plénitude, réalisée dans l’inhabitation de la Trinité, dans l’union au Christ à travers le mystère de son humanité.

Chers frères et sœurs, sainte Thérèse de Jésus est une véritable maîtresse de vie chrétienne pour les fidèles de chaque temps. Dans notre société, souvent en manque de valeurs spirituelles, sainte Thérèse nous enseigne à être des témoins inlassables de Dieu, de sa présence et de son action, elle nous enseigne à ressentir réellement cette soif de Dieu qui existe dans la profondeur de notre cœur, ce désir de voir Dieu, de chercher Dieu, d’être en conversation avec Lui et d’être ses amis. Telle est l’amitié qui est nécessaire pour nous tous et que nous devons rechercher, jour après jour, à nouveau. Que l’exemple de cette sainte, profondément contemplative et efficacement active, nous pousse nous aussi à consacrer chaque jour le juste temps à la prière, à cette ouverture vers Dieu, à ce chemin pour chercher Dieu, pour le voir, pour trouver son amitié et trouver ainsi la vraie vie; car réellement, un grand nombre d’entre nous devraient dire: «Je ne vis pas, je ne vis pas réellement, car je ne vis pas l’essence de ma vie». C’est pourquoi, le temps de la prière n’est pas du temps perdu, c’est un temps pendant lequel s’ouvre la voie de la vie, s’ouvre la voie pour apprendre de Dieu un amour ardent pour Lui, pour son Eglise, c’est une charité concrète pour nos frères. Merci.