Saint Léon le Grand

Pape (45 ème) de 440 à 461 (✝ 461)

10 novembre

   Ferme témoin de l'ère patristique dans la décadence romaine où, pendant vingt-et-un ans, il affronte victorieusement les nouveaux maîtres, les Barbares1, le quarante-cinquième évêque de Rome, quarante-troisième saint pape, est le premier à porter le nom de Léon2 et le premier dont nous conservons les œuvres complètes3 qui lui valent d'êtrele premier pape à porter le titre de docteur de l'Eglise4 ; il est aussi le premier pape à être enseveli au Vatican : « L'ancienne Eglise, écrivait le savant Batiffol5, n'a pas connu de pape plus complet ni de plus grand. » Il pourfend les hérétiques, il prêche à temps et à contretemps, avec simplicité et profondeur, dignité et tendresse ; il déploie un courage authentique et modeste quand il affronte les Huns et les Vandales ; faiseur de paix, appliqué à son métier de pape, ce conducteur d'hommes sacrifie sa vie privée à sa vie publique : « Nous devons courir la route qui n'est autre que Jésus en personne. »
   Fils de Quintanius, certains le supposent toscan tandis que d'autres, s'appuyant sur une de ses lettres à Pulchérie (épître XXXI) l'affirment romain. Nous ne savons rien de sûr de ses premières années, sinon la belle résultante d'une bonne éducation classique. On le rencontre en 418, déjà l'acolyte, utilisé comme vaguemestre du pape Zosime qui le distingue pour son humanisme solide (hormis la maîtrise du grec), sa connaissance approfondie des sciences ecclésiastiques et sa séduisante éloquence ordonnée. Ordonné diacre par le pape Célestin, il est nommé archidiacre de Rome (432) et bientôt chargé de mission à l'époque où Cassien lui dédie son traité contre les Nestoriens.6 »
   C'est grâce à lui que le pape Sixte III déjoue les arguties de Julien d'Eclane (439) qui soutient les pélagiens7. En 440, il est désigné comme médiateur dans le litige qui oppose, en Gaule, le général Ætius au seigneur Albinus. Lorsque meurt Sixte III (19 août 440), Léon est rappelé d'urgence à Rome où il est élu à la succession de Pierre (29 septembre 440).
   Chef prudent et sage, homme de doctrine et de discipline, Léon I° s'entoure de conseillers avisés, choisis parmi les spécialistes des grandes questions comme le moine Prosper d'Aquitaine, polémiste vigoureux contre Cassien et Vincent de Lérins, et viscéralement anti-pélagien.
   Dans ses homélies, en style elliptique, il commente l'année liturgique en formules lapidaires. On cite comme exemple de beau latin et de commentaire intériorisé, son fameux sermon sur Noël. « Aujourd'hui, frères bien-aimés, Notre-Seigneur est né. Réjouissons-nous ! Nulle tristesse n'est de mise, le jour où l'on célèbre : naissance de la vie, abolition de la peur causée par la mort, éternité promise... Le Verbe divin, Dieu lui-même, s'est fait homme pour délivrer l'homme de la mort éternelle. Pour ce faire, il s'est abaissé jusqu'à nous, mais sans rien perdre de sa majesté. Il est devenu ce qu'il n'était pas, tout en demeurant tout ce qu'il était. Il unit donc la forme de l'esclave à la forme dans laquelle il est égal à Dieu le Père. De la sorte, il a lié entre elles deux natures, de telle façon qu'il n'a pas détruit la nature inférieure par sa glorification et n'a pas amoindri la nature supérieure par l'addition de l'autre.8 » A travers même la traduction, les plus délicats détectent et apprécient les procédés rhétoriques : parallèles et antithèses, assonances et clausules... Il en est de même du célèbre sermon sur la Passion. « La glorieuse passion de Notre-Seigneur, apparaît spécialement admirable par son mystère d'humilité... En effet, la toute-puissance du Fils de Dieu, source de son égalité avec le Père dans l'unité d'essence, aurait pu soustraire le genre humain à l'esclavage du diable par le seul commandement de sa volonté. Mais il était pleinement conforme aux œuvres divines que l'hostilité et la malignité de l'ennemi fussent vaincues par cela même qu'elles avaient vaincu, que la liberté fût restaurée par la nature même qui nous avait tous jetés dans l'esclavage... Dans cette union entre la créature et son créateur, rien ne manqua à la nature divine, rien d'humain ne manque à celle qu'il assumait.9 »
   Léon le Grand combat l'erreur manichéenne du perse Manès (mort 227), hérésie qui reconnaît deux principes - le Bon qui est Dieu et le Mauvais qui est le démon, en lutte perpétuelle. En 443-444, il recourt au bras séculier et les empereurs Théodose le Jeune et Valentinien III prononcent des peines sévères contre les sectateurs. Même conduite envers les pélagiens, solennellement stigmatisés au concile d'Ephèse (431). Seize ans après, les priscillianistes10 sont condamnés.
   Sous son impulsion, la délicate question de l'élection des évêques est réglementée. Léon rappelle à l'ordre les épiscopes de Mauritanie césarienne, Rusticus, évêque gaulois de Narbonne, Hilaire évêque d'Arles. Au milieu du découpage de l'Eglise du V° siècle entre les juridictions patriarcales11 il sauvegarde la primauté romaine, au point de mériter (227 ans après sa mort) l'éloge d'un de ses successeurs, Serge I° qui lui attribue cette devise : « Je veille pour que le loup, toujours à l'affût, ne saccage pas mon troupeau. »
   Après la condamnation de Nestorius, au concile d'Ephèse (431), un archimandrite de Constantinople, Eutychès, d'apparence austère, tombe dans l'erreur opposée à celle de Nestorius. Le premier proclame qu'il y a deux personnes distinctes, en Jésus-Christ : l'homme et le dieu ; le second soutient qu'il n'y a qu'une seule nature en Jésus-Christ : la divine. Entre Flavien, patriarche de Constantinople qui défend et diffuse la saine doctrine, et Eutychès qui la bafoue, il faut trancher.
   Eutychès, appuyant sa supplique par une lettre de l'empereur Théodose, en appelle au pape Léon. Un rescrit impérial convoque un concile à Ephèse, pour le 30 mars 449 où, à cause de son appel au pape qui est suspensif, Eutychès échappe à la condamnation prononcée par Flavien. Pire encore, lors du concile frauduleusement convoqué, les légats du Pape12 sont placés sous surveillance des mouchards impériaux et le patriarche Flavien est molesté ; Léon le Grand dénonce l'irrégularité flagrante : Ephenisum latrocinium, Le brigandage d'Ephèse. Le pape rédige son admirable Lettre dogmatique à Flavien : outre la condamnation d'Eutychès (Imprudent à l'excès, exégète ignorant et contempteur de la vérité) il fournit des précisions dogmatiques ciselées comme des rasoirs. « Jésus-Christ fait homme, unique médiateur entre Dieu et les hommes, a pu mourir dans sa nature humaine, tout en restant immortel dans sa nature divine. Le vrai Dieu par sa naissance a pris la nature parfaitement complète d'un homme authentique et il est : tout entier dans la sienne et tout entier dans la nôtre... C'est grâce à cette unité de personne dans une double nature que le Fils de l'homme est descendu du ciel et, d'autre part, que le Fils de Dieu a été crucifié et enseveli, alors qu'il a pu souffrir ces épreuves par suite de l'infirmité de notre nature, nullement de sa divinité elle-même... Si donc Eutychès accepte la foi chrétienne, il reconnaîtra quelle est la nature qui a été percée par les clous et attachée à la croix... L'Eglise catholique vit et perpétue cette croyance : dans le Christ Jésus, l'humanité n'est pas sans véritable divinité et la divinité sans véritable humanité ! » Placidie, mère de Valentinien III et Pulchérie, devenue épouse de Marcien, interviennent près de l'autorité impériale ; toutes les questions litigieuses seront précisées par une assemblée ecclésiale régulière, le concile de Chalcédoine (octobre-novembre 451), convoqué par l'empereur Marcien et approuvée par le pontife suprême où 550 évêques orientaux, 2 légats de pape et deux africains, destituent Dioscore, l’organisateur du brigandage d'Ephèse, et condamnent Eutychès et le monophysisme13. On définit en Jésus deux natures distinctes et parfaites : la divine et l'humaine. On publie le symbole de Chalcédoine, à propos duquel les Pères du concile s'écrient unanimement : « C'est la foi des apôtres, c'est la foi des premiers pasteurs, c'est ce que nous croyons... Pierre a parlé, par la bouche de Léon. Les propos du Pape sont clairs : Rome donne des solutions aux cas qu'on lui soumet. Ces solutions sont des sentences. Pour l'avenir, Rome prononce des sanctions. »
   La victoire des champs catalauniques, gagnée, entre Châlons-sur-Marne et Troyes, par Aetius (romain), Mérovée (franc) et Théodoric I° (wisigoth) contre Attila, roi des Huns, le fléau de Dieu, renvoie les hordes sur le Danube d'où, au printemps 452, il s'avance jusqu'au nord de l'Italie ; comme Aetius se déclare incapable d'affronter victorieusement l'envahisseur qui menace Rome, le Sénat s'adresse au pape Léon pour négocier. Aux environs de Mantoue, une procession de gens d'Eglise - moines, prêtres et chasubles, évêques revêtus d'or - précède le Pape à la rencontre des Huns. Attila regarde, hésite et, subitement, enlève sa monture pour traverser au galop le Mincio (affluent du Pô). Après l'entrevue, Attila qui parle couramment latin, rejoint ses troupes pour leur donner l'ordre de retraite vers la Hongrie où il mourra l'année suivante.
   Trois ans plus tard (juin 455), les vandales de Genséric, à partir de ses puissantes bases navales méditerranéennes, investit Rome et s'en empare. Là encore, Léon le Grand négocie : mes soldats ne verseront pas le sang humain, aucun édifice ne sera brûlé déclare Genséric qui cesse son occupation, le 29 juin 455, fête des saints apôtres Pierre et Paul. Léon exhorte les fidèles : « Peuple romain, n'oublie pas trop vite cette délivrance !14 »
   Dans les dernières années du pontificat de Léon le Grand, l'Eglise souffre de l'agitation orientale. En Egypte, le moine Timothée, surnommé Elure (le chat), à cause de ses manières félines, pour devenir patriarche d'Alexandrie fait massacrer le titulaire, Porterius.
   « Votre église alexandrine, écrit Léon le Grand, devient une caverne de voleurs (spelunca latronum).15 » Sa belle épître du 17 août 458, modèle de simplicité conjointe avec la fermeté doctrinale, développe un plan de redressement. En 460, Timothée-le-chat, enfin banni, est remplacé par un ancien solitaire du monastère de Canope, Solophaciole. « Après seize ans de chicanes, notre sainte Eglise connaît enfin la paix. » Un an après, le 10 novembre 461, Léon meurt et on l'inhume dans la basilique Saint-Pierre.
Au plan doctrinal, ce lutteur pour la foi, vainqueur du paganisme, se fait le champion de l'unité ecclésiale. Il reste le docteur de l'Incarnation. Au plan politique, la Rome pontificale succède, avec ce grand chef, à la Rome impériale. Avec Léon, le siège sacré de l'apôtre Pierre devient inspirateur et conducteur de l'univers. Solidement implanté sur ce roc, battu par l'ouragan des hérésies et les vagues des barbares, ce pape de la sauvegarde est un inlassable prophète de l'espérance. « Le bienheureux Pierre persiste dans la solidité qu'il reçut. Il n'abandonnera jamais le gouvernement ecclésial. Je continue. »

 

1 Ce qualificatif de barbare fut d’abord attribué à tous les peuples autres que les Grecs et les Romains, avec le sens d’étranger.
2 En latin, le lion.
3 46 sermons et 174 lettres.
4 L’Eglise a donné le titre de docteur de l’Eglise à trente-deux écrivains ecclésiastiques remarquables par la sainteté de leur vie, la pureté de leur doctrine et la qualité de leur science. Saint Léon le Grand fut proclamé docteur de l’Eglise par Benoît XIV en 1754. Les autres docteurs de l’Eglise sont : Hilaire de Poitiers (mort en 367), Athanase d’Alexandrie (mort en 373), Ephrem (mort en 378), Basile le Grand (mort en 379), Cyrille de Jérusalem (mort en 386), Grégoire de Nazianze (mort en 390), Ambroise de Milan (mort en 397), Jean Chrysostome (mort en 407), Jérôme (mort en 419), Augustin d’Hippone (mort en 430), Cyrille d’Alexandrie (mort en 444), Pierre Chrysologue (mort en 450), Grégoire le Grand (mort en 604), Isidore de Séville (mort en 636), Bède le Vénérable (mort en 735), Jean Damascène (mort en 740), Pierre Damien (mort en 1072), Anselme de Cantorbéry (mort en 1109), Bernard de Clairvaux (mort en 1153), Antoine de Padoue (mort en 1231), Thomas d’Aquin, le Docteur angélique (mort en 1274), Bonaventure, le Docteur Séraphique (mort en 1274), Albert le Grand (mort en 1280), Catherine de Sienne (morte en 1380), Thérèse d’Avila (morte en 1582), Jean de la Croix (mort en 1591), Pierre Canisius (mort en 1597), Laurent de Brindisi (mort en 1619), Robert Bellarmin (mort en 1621), François de Sales (mort en 1622), Alphonse de Liguori (mort en 1784).
5 Mgr Pierre Batiffol (1861-1929).
6 Hérétiques qui distinguent deux personnes en Jésus-Christ.
7 Hérétiques minimalistes sur le rôle de la grâce divine.
8 Sermon XXI sur la Nativité.
9 Sermon XII sur la Passion.
10 Ascètes excessifs et prophètes inquiets et inquiétants, propagateurs des écritures apocryphes.
11 Constantinople, Alexandrie, Antioche, Rome et Jérusalem.
12 Jules de Pouzzole, le diacre Hilaire et le notaire Dulcitius.
13 Erreur qui attribue une seule nature - phusis- en Jésus-Christ.
14 Sermon LXXXIV.
15 Lettre CLVI.

 

Homélie de Saint Léon

   Je me réjouis, mes bien-aimés, de votre affection filiale, et je rends grâces à Dieu parce que je reconnais en vous la charité qui constitue l'unité chrétienne. Comme l'atteste en effet votre affluence aujourd'hui, vous comprenez que le retour de cet anniversaire a le sens d'une joie commune, et que la fête annuelle du pasteur est à l'honneur de tout le troupeau.
   Car toute l'Eglise de Dieu est organisée en degrés distincts, de sorte que l'intégralité de son corps sacré est formée de membres divers ; cependant, comme le dit l'Apôtre, dans le Christ Jésus nous sommes tous un16. Nos offices nous distinguent, mais tout membre, si humble soit-il, est en relation avec la tête. Dans l'unité de la foi et du baptême nous formons donc, mes bien-aimés, une société sans castes. La dignité est, chez nous, générale, et nous pouvons dire selon ces paroles du Bienheureux Apôtre Pierre : « Et vous-mêmes, comme des pierres vivantes, vous vous dressez en un édifice spirituel, en un sacerdoce saint, qui offre un sacrifice spirituel, agréable à Dieu par Jésus-Christ. » Et plus loin : « Mais vous, vous êtes une race choisie, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis.17 » Car de tous ceux qui sont régénérés dans le Christ, le signe de la croix fait des rois, et l'onction de l'Esprit-Saint fait des prêtres ; si bien qu'outre le service spécial qui constitue notre ministère, tous ceux qui sont chrétiens en esprit et en vérité savent qu'ils sont de sang royal et de rang sacerdotal. Quoi de plus royal, en effet, qu'une âme soumise à Dieu et maîtresse de son corps ? Quoi de plus sacerdotal que de vouer à Dieu une conscience pure et de lui présenter sur l'autel du cœur le sacrifice sans tache de la piété filiale ? Puisque ce sacrifice est, par la grâce de Dieu, notre sacrifice à tous, c'est un acte religieux et louable que de vous réjouir de cet anniversaire comme de votre propre honneur. Ainsi le sacrement un du pontificat sera célébré dans tout le corps de l'Eglise. Avec l'huile de la bénédiction il se répand sans doute plus abondamment sur les degrés supérieurs, mais ce n'est pas non plus avec parcimonie qu'il descend aux inférieurs.
   Bien que nous ayons donc grand sujet de joie commune dans ce don que nous partageons, mes bien-aimés, nous aurons encore une raison plus vraie et plus excellente de nous réjouir si nous n'en restons pas à nous considérer nous-mêmes, humbles gens : il est beaucoup plus utile et plus digne d'élever les regards de notre âme pour contempler la gloire du bienheureux Apôtre Pierre, et de fêter cette journée en vénérant celui sur qui la source même de tous les dons a coulé si abondamment. Non seulement un grand nombre de dons ont été pour lui seul, mais aucun n'a passé à d'autres sans qu'il y ait part.
   Car déjà le Verbe fait chair habitait parmi nous18 ; déjà le Christ se donnait entièrement à la restauration du genre humain. Rien n'était étranger à sa sagesse, rien n'était difficile pour sa puissance. Les éléments, les esprits, les anges, étaient à son service : le mystère qu'opérait le Dieu un et trine ne pouvait en aucune manière être inefficace. Et cependant, Pierre est choisi, seul du monde entier, pour être préposé à l'appel de toutes les nations, et aux Apôtres, aux Pères de l'Eglise; Bien qu'il y ait dans le peuple de Dieu beaucoup de prêtres, beaucoup de pasteurs, c'est proprement Pierre qui gouverne tous les fidèles, comme c'est en dernier ressort le Christ qui est leur Chef. Mes bien-aimés, Dieu a daigné donner à cet homme une grande et admirable part de sa puissance. S'il a voulu que certaines choses lui soient communes avec les autres princes de l'Eglise, il n'a jamais donné que par lui ce qu'il a donné aux autres.
   Le Seigneur demande à tous les Apôtres ce que les hommes pensent de lui. Leur réponse est commune aussi longtemps qu'ils expriment l'incertitude de l'intelligence humaine. Mais quand il demande le sentiment des disciples, celui qui est premier dans la dignité apostolique est premier pour confesser le Seigneur. Il dit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu Vivant. » Et Jésus lui répond : « Bienheureux es-tu, Simon fils de Jean, car ce n'est pas la chair et le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux.19 » Ce qui veut dire : Tu es bienheureux parce que mon Père t'a enseigné. L'opinion terrestre ne t'a pas trompé, mais l'inspiration du ciel t'a instruit. Ce ne sont pas la chair et le sang qui t'ont éclairé, mais Celui-là même dont je suis le Fils Unique.
   « Et moi, dit-il, je te dis... » Ce qui signifie : de même que mon Père t'a manifesté ma divinité, ainsi moi je te fais connaître la primauté qui t'est donnée : tu es Pierre. Autrement dit : Je suis, moi, la pierre inviolable, la pierre angulaire qui réunit les deux côtés ; je suis le fondement, et nul ne peut en poser un autre20. Mais toi aussi tu es pierre, parce que tu es affermi par ma force ; et la puissance qui m'appartient en propre nous est commune, parce que je t'en fais part. Et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer n'en triompheront pas. Sur cette puissance, dit-il, je bâtirai mon temple éternel. La sublimité de mon Eglise, qui doit monter jusqu'au ciel, s'élèvera sur ce solide fondement de ta foi.
   Cette confession de Pierre, les portes de l'enfer ne pourront l'empêcher de se diffuser dans le monde entier ; les liens de la mort ne l'empêcheront pas. Car cette parole est parole de vie ; elle porte au ciel ceux qui la confessent, et jette en enfer ceux qui la renient. A cause d'elle, le bienheureux Pierre s'entend dire : « Je te donnerai les clés du royaume des cieux : et tout ce que tu lieras sur terre sera lié dans le ciel, et tout ce que tu délieras sur terre sera délié dans le ciel. » Ce pouvoir a passé même aux autres Apôtres, et l'institution en est devenue commune à tous les chefs de l'Eglise. Mais ce n'est pas pour rien que le Seigneur remet à un seul ce qui sera la charge de tous. Il confie ce pouvoir spécialement à Pierre, parce que Pierre est préposé à tous les princes de l'Eglise, comme leur forme. Le pouvoir de lier et de délier reste le privilège de Pierre, en tout lieu où le jugement est porté en vertu de la justice de Pierre. Ni la sévérité ni l'indulgence ne peuvent être excessives, là où rien n'est lié ni délié sinon ce que le bienheureux Pierre a délié ou lié.
   A la veille de sa Passion, qui devait troubler la conscience des disciples, le Seigneur dit à Simon : « Simon, voici que Satan a demandé à vous passer au crible, comme du froment. Mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne soit pas en défaut. Et toi, quand tu seras revenu, confirme tes frères afin que vous n'entriez pas en tentation. » La tentation de craindre était un danger commun à tous les Apôtres, et tous y avaient également besoin du secours divin : le démon voulait tous les secouer, tous les briser. Et cependant le Seigneur prend un soin spécial de Pierre et prie particulièrement pour lui. On dirait qu'il sera plus sûr de la solidité des autres si l'esprit du Prince des Apôtres reste invaincu. En Pierre c'est la force de tous qui est confirmée ; et le secours de la grâce divine est ordonné de telle sorte que la fermeté donnée à Pierre par le Christ doive passer aux autres Apôtres par Pierre.
   Voyant donc, mes bien-aimés, quelle puissante protection a été instituée divinement pour nous, il est juste et raisonnable que nous nous réjouissions des mérites et de la dignité du Chef de l'Eglise. Rendons grâces au Roi éternel, à notre Rédempteur le Seigneur Jésus-Christ, d'avoir donné une si grande puissance à celui qu'il a fait Prince de toute l'Eglise. Car s'il arrive en notre temps qu'une chose soit bien faite ou bien réglée par nous, il faut l'attribuer à l'œuvre et au gouvernement de celui à qui il fut dit : « Et toi, quand tu seras revenu, confirme tes frères » ; et encore, après la Résurrection, en réponse mystique à son triple aveu d'amour, le Seigneur dit à Pierre : « Pais mes brebis. » C'est bien ce qu'il fait encore. Le pasteur charitable accomplit le commandement du Seigneur, nous fortifiant par ses exhortations et ne cessant de prier pour nous afin que nous ne soyons vaincus par aucune tentation. Or, s'il étend ses soins paternels, comme nous devons en être convaincus, à tout le peuple de Dieu - partout - combien plus daignera-t-il se dépenser pour ceux qu'il élève chez lui, [ à Rome ], et au milieu desquels il repose, sur le lit de sa bienheureuse dormition, dans cette même chaire où il présida aux débuts de l'Eglise. Dédions-lui donc cette fête, anniversaire du jour où nous avons reçu notre charge. C'est son patronage qui nous a valu de monter sur son siège, par la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ qui vit et règne avec Dieu le Père et l'Esprit Saint dans les siècles des siècles. Amen.

16 Première épître de saint Paul aux Corinthiens XII 13.
17 Première épître de saint Pierre II 5-9.
18 Evangile selon saint Jean I 14.
19 Evangile selon saint Matthieu XVI 16-17.
20 Epître de saint Paul aux Ephésiens II 4. 20.

 

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

Mercredi 5 mars 2008

Chers frères et soeurs,

En poursuivant notre chemin parmi les Pères de l'Eglise, véritables astres qui brillent de loin, nous abordons pendant notre rencontre d'aujourd'hui la figure d'un Pape qui, en 1754, fut proclamé Docteur de l'Eglise par Benoît XIV:  il s'agit de saint Léon le Grand. Comme l'indique l'épithète que la tradition lui attribua très tôt, il fut véritablement l'un des plus grands Papes qui aient honoré le Siège romain, contribuant largement à en renforcer l'autorité et le prestige. Premier Evêque de Rome à porter le nom de Léon, adopté ensuite par douze autres Souverains Pontifes, il est également le premier Pape dont nous soit parvenue la prédication qu'il adressait au peuple qui se rassemblait autour de lui pendant les célébrations. Il est naturel de penser également à lui dans le contexte des actuelles Audiences générales du mercredi, des rendez-vous qui pendant les dernières décennies sont devenus pour l'Evêque de Rome une forme habituelle de rencontre avec les fidèles et avec de nombreux visiteurs de toutes les parties du monde.

Léon était originaire de la région italienne de la Tuscia. Il devint diacre de l'Eglise de Rome autour de l'an 430 et, avec le temps, il acquit au sein de celle-ci une position de grande importance. Ce rôle de premier plan poussa Galla Placidia, qui à cette époque dirigeait l'Empire d'Occident, à l'envoyer en Gaule en 440 pour résoudre une situation difficile. Mais au cours de l'été de cette année, le Pape Sixte III - dont le nom est lié aux magnifiques mosaïques de Sainte-Marie-Majeure - mourut, et ce fut précisément Léon qui lui succéda, recevant la nouvelle alors qu'il accomplissait justement sa mission de paix en Gaule. De retour à Rome, le nouveau Pape fut consacré le 29 septembre 440. C'est ainsi que commença son pontificat, qui dura plus de vingt-et-un an, et qui a été sans aucun doute l'un des plus importants de l'histoire de l'Eglise. A sa mort, le 10 novembre 461, le Pape fut enterré auprès de la tombe de saint Pierre. Ses reliques sont conservées aujourd'hui encore dans l'un des autels de la Basilique vaticane.

Le Pape Léon vécut à une époque très difficile:  la répétition des invasions barbares, le progressif affaiblissement en Occident de l'autorité impériale et une longue crise sociale avaient imposé à l'Evêque de Rome - comme cela devait se produire de manière encore plus forte un siècle et demi plus tard pendant le pontificat de Grégoire le Grand - d'assumer un rôle important également dans les événements civils et politiques. Cela ne manqua pas, bien évidemment, d'accroître l'importance et le prestige du Siège romain. Un épisode de la vie de Léon est en particulier resté célèbre. Il remonte à 452, lorsque le Pape rencontra à Mantoue, avec une délégation romaine, Attila, chef des Huns, et le dissuada de poursuivre la guerre d'invasion par laquelle il avait déjà dévasté les régions du nord-est de l'Italie. Et ainsi sauva-t-il le reste de la péninsule. Cet événement important devint vite mémorable, et il demeure comme le signe emblématique de l'action de paix accomplie par le Pontife. Trois ans plus tard, l'issue d'une autre initiative papale, signe d'un courage qui nous stupéfie encore, ne fut malheureusement pas aussi positive:  en effet, au printemps 455 Léon ne réussit pas à empêcher que les Vandales de Genséric, arrivés aux portes de Rome, envahissent la ville sans défense, qui fut mise à sac pendant deux semaines. Toutefois, le geste du Pape - qui, sans défense et uniquement entouré de son clergé, alla à la rencontre de l'envahisseur pour le conjurer de s'arrêter - empêcha au moins que Rome ne soit incendiée et obtint que le terrible sac épargnât les Basiliques Saint-Pierre, Saint-Paul et Saint-Jean, dans lesquelles une partie de la population terrorisée se réfugia.

Nous connaissons bien l'action du Pape Léon, grâce à ses très beaux sermons - nous en conservons près de cent dans un latin splendide et clair - et grâce à ses lettres, environ cent cinquante. Dans ces textes, le Pape apparaît dans toute sa grandeur, tourné vers le service de la vérité dans la charité, à travers un exercice assidu de la parole, qui le montre dans le même temps théologien et pasteur. Léon le Grand, constamment attentif à ses fidèles et au peuple de Rome, mais également à la communion entre les différentes Eglises et à leurs nécessités, fut le défenseur et le promoteur inlassable du primat romain, se présentant comme l'authentique héritier de l'Apôtre Pierre:  les nombreux Evêques, en grande partie orientaux, réunis au Concile de Chalcédoine se montrèrent bien conscients de cela.

Se déroulant en 451, avec la participation de trois cent cinquante Evêques, ce Concile fut la plus importante assemblée célébrée jusqu'alors dans l'histoire de l'Eglise. Chalcédoine représente le point d'arrivée sûr de la christologie des trois Conciles œcuméniques précédents:  celui de Nicée de 325, celui de Constantinople de 381 et celui d'Ephèse de 431. Au VI siècle, ces quatre Conciles, qui résument la foi de l'Eglise des premiers siècles, furent en effet déjà comparés aux quatre Evangiles:  c'est ce qu'affirme Grégoire le Grand dans une lettre célèbre (I, 24), dans laquelle il déclare "accueillir et vénérer, comme les quatre livres du saint Evangile, les quatre Conciles", car c'est sur eux - explique encore Grégoire - "comme sur une pierre carrée que s'élève la structure de la sainte foi". Le Concile de Chalcédoine - repoussant l'hérésie d'Eutichios, qui niait la véritable nature humaine du Fils de Dieu - affirma l'union dans son unique Personne, sans confusion ni séparation, des deux natures humaine et divine.

Cette foi en Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme, était affirmée par le Pape dans un important texte doctrinal adressé à l'Evêque de Constantinople, qui s'intitule Tome à Flavien, qui, lu à Chalcédoine, fut accueilli par les Evêques présents avec une acclamation éloquente, dont la description est conservée dans les actes du Concile:  "Pierre a parlé par la bouche de Léon", s'exclamèrent d'une seule voix les Pères conciliaires. C'est en particulier de cette intervention, ainsi que d'autres effectuées au cours de la controverse christologique de ces années-là, qu'il ressort de manière évidente que le Pape ressentait avec une urgence particulière  la  responsabilité du Successeur de Pierre, dont le rôle est unique dans l'Eglise, car "à un seul apôtre est confié ce qui est communiqué à tous les apôtres", comme affirme Léon dans l'un de ses sermons pour la fête des saints Pierre et Paul (83, 2). Et le Pape sut exercer ces responsabilités, en Occident comme en Orient, en intervenant en diverses circonstances avec prudence, fermeté et lucidité à travers ses écrits et au moyen de ses légats. Il montrait de cette manière que l'exercice du primat romain était alors nécessaire, comme il l'est aujourd'hui, pour servir efficacement la communion, caractéristique de l'unique Eglise du Christ.

Conscient du moment historique dans lequel il vivait et du passage qui se produisait - à une période de crise profonde - entre la Rome païenne et la Rome chrétienne, Léon le Grand sut être proche du peuple et des fidèles à travers l'action pastorale et la prédication.  Il  anima  la  charité dans une Rome éprouvée par les famines, l'afflux des réfugiés, les injustices et la pauvreté. Il fit obstacle aux superstitions païennes et à l'action des groupes manichéens. Il relia la liturgie à la vie quotidienne des chrétiens:  en unissant par exemple la pratique du jeûne à la charité et à l'aumône, en particulier à l'occasion des Quattro tempora, qui marquent pendant le cours de l'année le changement des saisons. Léon le Grand enseigna en particulier à ses fidèles - et aujourd'hui encore ses paroles restent valables pour nous - que la liturgie chrétienne n'est pas le souvenir d'événements passés, mais l'actualisation de réalités invisibles qui agissent dans la vie de chacun. C'est ce qu'il souligne dans un sermon (64, 1-2) à propos de la Pâque, à célébrer à chaque époque de l'année "pas tant comme quelque chose du passé, mais plutôt comme un événement du présent". Tout cela s'inscrit dans un projet précis, insiste le saint Pontife:  en effet, de même que le Créateur a animé par le souffle de la vie rationnelle l'homme façonné avec la boue de la terre, après le péché originel, il a envoyé son Fils dans le monde pour restituer à l'homme la dignité perdue et détruire la domination du diable, à travers la vie nouvelle de la grâce.

Tel est le mystère christologique auquel saint Léon le Grand, avec sa lettre au Concile d'Ephèse, a apporté une contribution efficace et essentielle, confirmant pour tous les temps - par l'intermédiaire de ce Concile - ce que dit saint Pierre à Césarée de Philippe. Avec Pierre et comme Pierre, il confesse:  "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant". Il est donc Dieu et Homme à la fois, "il n'est pas étranger au genre humain, mais étranger au péché" (cf. Serm. 64). Dans la force de cette foi christologique, il fut un grand porteur de paix et d'amour. Il nous montre ainsi le chemin:  dans la foi nous apprenons la charité. Nous apprenons donc avec saint Léon le Grand à croire dans le Christ, vrai Dieu et vrai Homme, et à réaliser cette foi chaque jour dans l'action pour la paix et dans l'amour pour le prochain.