SAINTE FRANÇOISE - VEUVE ROMAINE

9 mars

   La période de trente-six jours que nous avons ouverte au lendemain de la Purification de Notre-Dame, et qui comprend toutes les fêtes des Saints dont la solennité peut se rencontrer du trois février au dernier terme où descend quelquefois le Mercredi de la Quinquagésime, nous a offert une suite de noms glorieux dont l'ensemble représente tous les degrés de la cour céleste. Les Apôtres nous ont donné Mathias, avec la Chaire de Pierre à Antioche; les Martyrs, plus forts en nombre, ont fourni Siméon, Blaise, Valentin, Faustin et Jovite, Perpétue et Félicité, et les quarante héros de Sébaste que nous honorerons demain; les Pontifes ont été représentés par André Corsini et par les grands noms de Cyrille d'Alexandrie et de Pierre Damien qui figurent en même temps dans l'auguste sénat des Docteurs, au milieu desquels nous avons salué Thomas d'Aquin; les simples Confesseurs nous ont produit du sein des cloîtres Romuald, Jean de Matha, Jean de Dieu, et du milieu même des pompes mondaines l'angélique Casimir; le chœur des Vierges a envoyé vers nous Agathe, Dorothée, Apolline, couronnées des roses vermeilles du martyre, et Scholastique, dont la candeur efface celle du lis; enfin, les saintes Pénitentes ont offert à notre admiration l'austère Marguerite de Cortone. Aujourd'hui, cette imposante série déjà si nombreuse, malgré la rareté des fêtes sur le Cycle dans cette saison, se complète par l'admirable figure de l'épouse chrétienne, dans la personne de Françoise, la pieuse dame romaine.
   Après avoir donné durant quarante ans l'exemple de toutes les vertus dans l'union conjugale qu'elle avait contractée dès l'âge de douze ans, Françoise alla chercher dans la retraite le repos de son cœur éprouvé par de longues tribulations; mais elle n'avait pas attendu ce moment pour vivre au Seigneur. Durant toute sa vie, des œuvres de la plus haute perfection l'avaient rendue l'objet des complaisances du ciel, en même temps que les douces qualités de son cœur lui assuraient la tendresse et l'admiration de son époux et de ses enfants, des grands dont elle fut le modèle, et des pauvres qu'elle servait avec amour. Pour récompenser cette vie tout angélique, Dieu permit que l'Ange gardien de Françoise se rendît presque constamment visible à elle, en même temps qu'il daigna l'éclairer lui-même par les plus sublimes révélations. Mais ce qui doit particulièrement nous frapper dans cette vie admirable, qui rappelle à tant d'égards les traits de celle des deux grandes saintes Élisabeth de Hongrie et Jeanne-Françoise de Chantal, c'est l'austère pénitence que pratiqua constamment l'illustre servante de Dieu. L'innocence de sa vie ne la dispensa pas de ces saintes rigueurs; et le Seigneur voulut qu'un tel exemple fût donné aux fidèles, afin qu'ils apprissent à ne pas murmurer contre l'obligation de la pénitence qui peut n'être pas aussi sévère en nous qu'elle le fut en sainte Françoise, mais néanmoins doit être réelle, si nous voulons aborder avec confiance le Dieu de justice, qui pardonne facilement à l'âme repentante, mais qui exige la satisfaction. 
   La sainte Église consacre le récit suivant à la vie, aux vertus et aux miracles de sainte Françoise. 
Françoise, noble dame romaine, donna dès les premières années de sa vie d'illustres exemples de vertu. Elle méprisa les divertissements de l'enfance et les attraits du monde, mettant toutes ses joies dans la solitude et dans la prière. A l'âge de onze ans, elle conçut le dessein de consacrer sa virginité à Dieu, et d'entrer dans un monastère. Toutefois ayant cru, dans son humilité, devoir obéir à la volonté de ses parents, elle épousa Laurent de Ponziani, jeune homme riche et de grande naissance. Elle conserva toujours dans le mariage, autant qu'il lui fut possible, le genre de vie austère qu'elle s'était proposé, fuyant avec horreur les spectacles, les festins et les autres divertissements semblables. Son habit était de laine et d'une grande simplicité, et tout ce qui lui restait de temps après les soins domestiques, elle l'employait à la prière et à l'assistance du prochain. Elle s'appliquait avec un grand zèle à retirer les dames romaines des pompes du siècle, et à les détourner des vaines parures. Ce fut ce qui la porta, du vivant de son mari, à fonder dans Rome la maison des Oblates de la Congrégation du Mont-Olivet, sous la Règle de saint Benoit. Elle supporta non seulement avec constance, mais avec action de grâces, l'exil de son mari, la perte de ses biens, les malheurs de sa famille tout entière, disant souvent avec le bienheureux Job: « Le Seigneur me l'a donné, le Seigneur me l'a ôté: que le Nom du Seigneur soit béni. » 
   Après la mort de son mari, elle courut à la maison des Oblates, et là, les pieds nus, la corde au cou, prosternée contre terre et fondant en larmes, elle les supplia de vouloir bien la recevoir parmi elles. Son désir lui ayant été accordé, bien qu'elle fût la mère de toutes, elle mettait sa gloire à ne prendre d'autres titres que ceux de servante, de femme de néant et de vase d'ignominie. Ses paroles et ses actions manifestaient ce mépris qu'elle faisait d'elle-même. Car souvent, en revenant d'une vigne située dans un faubourg, elle marchait par la Ville portant un faix de bois sur sa tête, ou conduisant l'âne qui le portait. Elle secourait les pauvres, et leur faisait d'abondantes aumônes. Elle visitait les malades dans les hôpitaux, et les soulageait non seulement par la nourriture du corps, mais encore par de salutaires exhortations. Elle s'appliquait constamment à tenir son corps en servitude par les veilles, les jeûnes, le cilice, la ceinture de fer, et les fréquentes disciplines. Elle ne faisait qu'un repas par jour; et ses mets étaient des herbes et des légumes, sa boisson de l'eau pure. Quelquefois cependant elle modéra un peu ces grandes austérités par l'ordre de son confesseur, auquel elle obéissait fidèlement. 
   Elle contemplait les divins mystères, et principalement la Passion de Jésus-Christ notre Seigneur, avec une si grande ferveur d'esprit et une telle abondance de larmes, qu'elle semblait prête à expirer par la violence de la douleur. Souvent aussi lorsqu'elle priait, particulièrement après avoir reçu le très saint Sacrement de l'Eucharistie, elle demeurait immobile, l'esprit élevé en Dieu et ravi par la contemplation des choses célestes. De son côté, l'ennemi du genre humain s'efforçait, par les mauvais traitements et les coups, à la détourner de la voie qu'elle s'était proposée; mais, sans jamais le craindre, elle évitait toujours ses attaques; et par le secours spécial de son Ange avec lequel elle conversait familièrement, elle triompha glorieusement de cet ennemi. Elle éclata par le don de guérir les malades, et par celui de prophétie qui lui faisait prédire l'avenir et pénétrer les secrets des cœurs. Plus d'une fois, pendant qu'elle vaquait à Dieu, les eaux qui couraient en ruisseaux, les pluies même du ciel, la laissèrent sans la toucher. Le Seigneur multiplia un jour à sa prière quelques morceaux de pain suffisant à peine à la nourriture de trois sœurs, en sorte que non seulement quinze en furent rassasiées, mais qu'il en resta encore de quoi remplir une corbeille. Une autre fois, lorsque les sœurs travaillaient hors de la Ville, au mois de janvier, à préparer du bois, elle désaltéra entièrement leur soif en leur présentant des grappes de raisin produites miraculeusement sur un cep qui pendait aux branches d'un arbre. Enfin tout éclatante de vertus et de miracles, elle s'en alla au Seigneur dans la cinquante-sixième année de son âge; et le Pape Paul V l'a mise au nombre des Saints. 
   O Françoise, sublime modèle de toutes les vertus, vous avez été la gloire de Rome chrétienne et l'ornement de votre sexe. Que vous avez laissé loin derrière vous les antiques matrones de votre ville natale! que votre mémoire bénie l'emporte sur la leur! Fidèle à tous vos devoirs, vous n'avez puisé qu'au ciel le motif de vos vertus, et vous avez semblé un ange aux yeux des hommes étonnés. L'énergie de votre âme trempée dans l'humilité et la pénitence vous a rendue supérieure à toutes les situations. Pleine d'une tendresse ineffable envers ceux que Dieu même vous avait unis, de calme et de joie intérieure au milieu des épreuves, d'expansion et d'amour envers toute créature, vous montriez Dieu habitant déjà votre âme prédestinée. Non content de vous assurer la vue et la conversation de votre Ange, le Seigneur soulevait souvent en votre faveur le rideau qui nous cache encore les secrets de la vie éternelle. La nature suspendait ses propres lois, en présence de vos nécessités; elle vous traitait comme si déjà vous eussiez été affranchie des conditions de la vie présente. Nous vous glorifions pour ces dons de Dieu, ô Françoise! mais ayez pitié de nous qui sommes si loin encore du droit sentier par lequel vous avez marché. Aidez-nous à devenir chrétiens; réprimez en nous l'amour du monde et de ses vanités, courbez-nous sous le joug de la pénitence, rappelez-nous à l'humilité, fortifiez-nous dans les tentations. Votre crédit sur le cœur de Dieu vous rendit assez puissante pour produire des raisins sur un cep flétri par les frimas de l'hiver; obtenez que Jésus, la vraie Vigne, comme il s'appelle lui-même, daigne nous rafraîchir bientôt du vin de son amour exprimé sous le pressoir de la Croix. Offrez-lui pour nous vos mérites, vous qui, comme lui, avez souffert volontairement pour les pécheurs. Priez aussi pour Rome chrétienne qui vous a produite; faites-y fleurir rattachement à la foi, la sainteté des mœurs et la fidélité à l'Église. Veillez sur la grande famille des fidèles; que vos prières en obtiennent l'accroissement, et renouvellent en elle la ferveur des anciens jours.

Dom Prosper Guéranger