SAINT ANTOINE DE PADOUE — CONFESSEUR

13 juin

Réjouis-toi, heureuse Padoue, riche d'un trésor sans prix (Ant. festi ad Benedictus, ap. Minores.)! Antoine, en te léguant son corps, a plus fait pour ta gloire que les héros qui te fondèrent en ton site fortuné, que les docteurs de ton université fameuse. Cité chérie du Fils de Dieu, dans le siècle même qui le vit prendre chair au sein de la Vierge bénie, il envoyait Prosdocime t'annoncer sa venue; et tout aussitôt, répondant aux soins de ce disciple de Pierre, ton sol fertile offrait au Seigneur Jésus la plus belle fleur de l'Italie dans ces premiers jours, la noble Justine, joignant aux parfums de sa virginité la pourpre du martyre: mère illustre, à qui tu devras de voir se reformer dans tes murs les phalanges monastiques présentement dispersées; nouvelle Deborah, qui bientôt étendra sur Venise ta rivale son patronage glorieux, et, unissant sa force suppliante à la puissance du lion de saint Marc, obtiendra du Dieu des armées le salut de la chrétienté dans les eaux de Lépante. Aujourd'hui, comme si, ô Padoue, tes gloires natives ne suffisaient pas aux ambitions pour toi de l'éternelle Sagesse, voici que du fond de l'antique Ibérie, Lisbonne est contrainte de te céder sa perle la plus précieuse. Au milieu des troubles qui agitent l'Église et l'empire, dans la confusion qu'amène l'anarchie au sein des villes italiennes, Antoine et Justine partageront le soin de ta défense contre les tyrans; l'Occident tout entier bénéficiera de cette alliance redoutable sur terre et sur mer aux ennemis de la paix et du nom chrétien. Combats nouveaux, qu'aime le Seigneur (Judic. V, 8.)! Quand cessent de se montrer les forts en Israël, Dieu se lève et triomphe par les petits et les faibles. L'Église alors en paraît plus divine.
   Le temps de Charlemagne n'est plus. L'œuvre de saint Léon III subsiste toujours; mais les césars allemands ont trahi Rome, dont ils tenaient l'empire. L'homme ennemi, laissé libre, a semé l'ivraie dans le champ du Père de famille; l'hérésie germe en divers lieux, le vice pullule; et si les papes, aidés des moines, sont parvenus, en d'héroïques combats, à rejeter le désordre en dehors du sanctuaire, les peuples, exploités trop longtemps par des pasteurs vendus, restent sur la défiance, et se détachent maintenant de l'Église. Qui les ramènera? qui fera sur Satan cette nouvelle conquête du monde? C'est alors que, toujours présent et vivant dans l'Église, l'Esprit de la Pentecôte suscite les fils de Dominique et de François. Milice nouvelle organisée pour des besoins nouveaux, ils se jettent dans l'arène, poursuivant l'hérésie dans ses repaires les plus secrets comme au grand jour, tonnant contre les vices des petits et des grands, combattant l'ignorance; partout dans les campagnes et les villes ils se font écouter, déconcertant les faux docteurs tout à la fois par les arguments de la science et du miracle, se mêlant au peuple qu'ils subjuguent par la vue de leur héroïque détachement donné en spectacle au monde, et qu'ils rendent au Seigneur repentant et affermi, en l'enrôlant par foules compactes dans leurs tiers-ordres devenus en ces temps le refuge assuré de la vie chrétienne. Or, de tous les fils du patriarche d'Assise, le plus connu, le plus puissant devant les hommes et devant Dieu, est Antoine, que nous fêtons en ce jour.
   Sa vie fut courte: à trente-cinq ans, il s'envolait au ciel. Mais ce petit nombre d'années n'avait pas empêché le Seigneur de préparer longuement son élu au ministère merveilleux qu'il devait remplir: tant il est vrai que, dans les hommes apostoliques, ce qui importe pour Dieu et doit faire d'eux l'instrument du salut d'un plus grand nombre d'âmes, est moins la durée du temps qu'ils pourront consacrer aux œuvres extérieures, que le degré de leur sanctification personnelle et leur docile abandon aux voies de la Providence. On dirait, pour Antoine, que l'éternelle Sagesse se plaît, jusqu'aux derniers temps de son existence, à déconcerter ses pensées. De ses vingt années de vie religieuse, il en passe dix chez les Chanoines réguliers, où, à quinze ans, l'appel divin a convié sa gracieuse innocence; où, tout entière captivée par les splendeurs de la Liturgie, l'étude des saintes Lettres et le silence du cloître, son âme séraphique s'élève à des hauteurs qui le retiennent, pour jamais, semble-t-il, dans le secret de la face de Dieu. Soudain l'Esprit divin l'invite au martyre: et nous le voyons, laissant son cloître aimé, suivre les Frères Mineurs aux rivages où plusieurs d'entre eux ont déjà conquis la palme glorieuse. Mais le martyre qui l'attend est celui de l'amour; malade, réduit à l'impuissance avant que son zèle ait pu rien tenter sur le sol africain, l'obéissance le rappelle en Espagne, et voici qu'une tempête le jette sur les côtes d'Italie.
   On était dans les jours où, pour la troisième fois depuis la fondation de l'Ordre des Mineurs, François d'Assise réunissait autour de lui son admirable famille. Antoine, inconnu, perdu dans l'immense assemblée, vit les Frères à la fin du Chapitre recevoir chacun leur destination, sans que personne songeât à lui; le descendant de l'illustre famille de Bouillon et des rois d'Asturie restait oublié dans ces assises de la sainte pauvreté. Au moment du départ, le ministre de la province de Bologne, remarquant l'isolement du jeune religieux dont personne ne semblait vouloir, l'admit par charité dans sa compagnie. A l'ermitage du Mont Saint-Paul, devenu sa résidence, on lui confia le soin d'aider à la cuisine et de balayer la maison, comme l'emploi qui semblait répondre le mieux à ses aptitudes. Durant ce temps, les chanoines de Saint-Augustin pleuraient toujours celui dont la noblesse, la science et la sainteté faisaient naguère la gloire de leur Ordre.
   L'heure arriva pourtant, où la Providence s'était réservé de manifester Antoine au monde; aussitôt, comme on l'avait dit du Sauveur lui-même, le monde entier se précipita sur ses pas (JOHAN. XII, 19.). Autour des chaires où prêchait l'humble Frère, ce ne furent que prodiges dans l'ordre de la nature et dans l'ordre de la grâce. A Rome il méritait le noble titre d’arche du Testament, en France celui de marteau des hérétiques. Il nous est impossible de suivre en tout sa trace lumineuse; mais nous ne devons pas oublier qu'en effet, une part principale revient à notre patrie dans les quelques années de son puissant ministère.
   Saint François avait grandement désiré évangéliser lui-même le beau pays de France, ravagé par l'odieuse hérésie; il lui envoya du moins le plus cher de ses fils, sa vivante image. Ce que saint Dominique avait été dans la première croisade contre les Albigeois, Antoine le fut dans la seconde. C'est à Toulouse qu'a lieu le miracle de la mule affamée, qui laisse sa nourriture pour se prosterner devant l'Hostie sainte. De la Provence au Berry, les diverses provinces entendent sa parole ardente; tandis que le ciel réconforte par de délicieuses faveurs son âme restée celle d'un enfant, au milieu de ses triomphes et de l'enivrement des multitudes. Dans une maison solitaire du Limousin, sous le regard de son hôte, c'est le saint Enfant Jésus, rayonnant d'une admirable beauté, qui descend dans ses bras et lui prodigue ses caresses en réclamant les siennes. Un jour d'Assomption qu'il était tout triste, au sujet de certain passage de l'Office d'alors peu favorable à l'entrée de la divine Mère au ciel en corps et en âme, Notre-Dame vient le consoler dans sa pauvre cellule, l'assure de la véritable doctrine, et le laisse ravi des charmes de son doux visage et de sa voix mélodieuse. A Montpellier, comme il prêchait dans une église de la ville au milieu d'un immense concours, il se rappelle qu'il est désigné pour chanter à l'heure même dans son couvent l’ Alléluia de la Messe conventuelle; il avait oublié de se faire remplacer; profondément chagrin de cette omission involontaire, il incline la tête; or, tandis que, penché sur le bord de la chaire, il semble dormir, ses Frères le voient paraître au chœur, et remplir son office; après quoi, reprenant vie devant son auditoire, il achève avec éloquence le sermon commencé.
   C'est dans cette même ville de Montpellier où il enseignait la théologie aux Frères, que son Commentaire des Psaumes ayant disparu, le voleur fut contraint par Satan lui-même à rapporter l'objet dont la perte causait au Saint les plus vifs regrets. Plusieurs voient dans ce fait l'origine de la dévotion qui reconnaît Antoine comme le patron des choses perdues: dévotion appuyée dès l'origine sur les miracles les plus éclatants, et que des grâces incessantes ont confirmée jusqu'à nos jours.
   Mais il est temps de donner sur cette belle vie le récit abrégé de la sainte Église.

   Antoine naquit à Lisbonne en Portugal, de parents nobles, qui l’élevèrent dans l'amour de Dieu. Jeune homme, il embrassa la vie des Chanoines Réguliers. Or il arriva que cinq Frères Mineurs étant morts pour la foi au Maroc, les corps des bienheureux martyrs furent transportés à Coïmbre; leur vue embrasa Antoine du désir d'être aussi martyr, et il passa dans l'ordre de Saint-François. Sous l'impulsion du même désir, il eut bientôt gagné le pays des Sarrasins; mais une maladie le réduisit à l'impuissance et le força de revenir. Or, comme le navire faisait voile sur l'Espagne, les vents le poussèrent en Sicile.
   De Sicile il se rendit au chapitre général qui se tenait à Assise. Puis, retiré dans l'ermitage du Mont Saint-Paul en Émilie, il y vaqua longtemps à la divine contemplation, aux jeûnes et aux veilles. Dans la suite, élevé aux saints Ordres, il reçut la mission de prêcher l'Évangile. Telles apparurent alors la sagesse et l'abondance de sa parole, telle fut l'admiration qu'il excita, que, prêchant un jour devant le Souverain Pontife, il fut appelé par lui l'Arche du Testament. L'hérésie surtout ressentit sa vigueur, et les coups qu'il lui porta valurent à Antoine le nom de perpétuel marteau des hérétiques.
   Le premier de son Ordre, à cause de l'éclat de sa science, il expliqua les saintes Lettres à Bologne et ailleurs, et dirigea les études de ses Frères. Après avoir parcouru des provinces nombreuses, un an avant sa mort il vint à Padoue, où il laissa de sa sainteté d'insignes monuments. Enfin, précédé par les grands travaux qu'il avait accomplis pour la gloire de Dieu, chargé de mérites, illustre par ses miracles, il s'endormit dans le Seigneur aux ides de juin, l'an du salut mil deux cent trente et un. Le Souverain Pontife Grégoire IX l'inscrivit au nombre des saints Confesseurs.

Dom Prosper Guéranger