histoire

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SAINT MARTIN, UN HOMME DE FEU AU SERVICE DE L’ÉVANGÉLISATION

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Tout le monde connaît saint Martin de Tours (vers 316-397), ce soldat de l’Empire romain qui a donné la moitié de son manteau à un pauvre et qui est devenu l’un des patrons de la France. En 2016, la coïncidence du jubilé de la miséricorde et du 1700e anniversaire de la naissance présumée de saint Martin sur le territoire de l’actuelle Hongrie nous invite à redécouvrir cette grande figure de sainteté et sa postérité spirituelle dans la lumière de la miséricorde divine. Un tel rapprochement n’est pas artificiel, puisqu’en Orient saint Martin est désigné comme « le Miséricordieux ».

Une année anniversaire. Cette année est aussi l’occasion de célébrer le 40e anniversaire de la communauté Saint-Martin. Fondée en 1976 par Mgr Jean-François Guérin, il s’agit d’une association cléricale de droit Pontifical, au service des évêques et de leurs diocèses pour exercer le ministère en communauté. Cette association de prêtres et de diacres séculiers s’efforce de vivre l’idéal de saint Martin pour le service pastoral des diocèses. 

Sens du Jubilé.
La démarche jubilaire ne relève pas d’une nostalgie du passé ou d’une vaine curiosité historique, mais d’un intérêt spirituel et apostolique. La mémoire chrétienne n’entend pas reconstruire l’histoire. Elle s’actualise donc sans cesse, puisant dans l’exemple de la vie des saints la conviction que tout baptisé est appelé à la sainteté selon sa grâce propre. 

Un homme de caractère.Faire mémoire de la naissance de saint Martin, c’est évoquer une destinée humaine, d’un soldat intrépide acceptant de déposer les armes de l’Empire pour endosser les armes de la lumière : le glaive de la Parole s’est substitué au sabre militaire. Sulpice Sévère, son disciple et biographe, écrit : « Tout en lui, son caractère, ses propos et sa conduite, sa religion même sont d’un soldat. Avec une fermeté parfaite, il restait semblable à celui qu’il avait été auparavant. » Martin est un homme au caractère trempé assumant avec courage et persévérance ses responsabilités. Sa formation militaire le prépare à mener toutes sortes de combats spirituels : contre Satan, contre les cultes idolâtriques et contre les hérésies insidieuses. Une lettre à Bassula (belle-mère de Sulpice Sévère) rapporte cette prière : « C’est un lourd combat que nous menons, Seigneur… En voilà assez des batailles que j’ai livrées jusqu’à ce jour. Mais si tu m’enjoins de rester en faction devant ton camp pour continuer, je ne me dérobe pas… Tant que tu m’en donneras l’ordre, je servirai sous tes enseignes. Mon courage demeure victorieux des années et ne sait point céder à la vieillesse. » Je ne me dérobe pas ! Telle est la vérité et la virilité de Martin tout au long de sa vie terrestre, jusqu’à son trépas où dans une ultime prière il s’adresse à Dieu en ces termes : « Je ne refuse pas le travail. Que ta volonté soit faite. » 

Un moine missionnaire saisi par l’amour du Christ. 
En évoquant la vie de saint Martin, nous nous approchons aussi d’un chrétien irrésistiblement attiré par le feu d’amour qui habite le Cœur du Christ. Le secret de Martin se trouve dans ce « buisson ardent » qui illumine son existence sans la consumer, qui la marque au fer rouge, la conquiert et la conforme à celle de Jésus-Christ, vérité définitive de sa vie. C’est son rapport au Seigneur qui le garde et le préserve, le rendant étranger aux gloires humaines. L’amitié avec le Seigneur le pousse à embrasser la vie avec la confiance du croyant sachant que ce qui est impossible à l’homme l’est pour Dieu. Martin est un homme brûlé intérieurement par le feu de l’Esprit. 

Un évangélisateur au service des pauvres. Cette flamme d’amour l’anime intérieurement pendant ces temps de solitude à Ligugé ou à Marmoutier où il est habité par un immense désir de Dieu. « Les yeux et les mains toujours tendus vers le ciel, l’âme invincible, il priait sans relâche » (Lettre à Bassula). Cette vive flamme rayonne de son ermitage et éclaire les chrétiens et les païens auxquels il annonce l’Evangile, comme un débordement de son cœur. Il évangélise par contagion d’amour. Sa solitude avec Dieu, telle une terre fertile, ne l’isole pas, mais engendre en lui une profonde communion avec tous et une réelle compassion envers les pauvres. Cette vive flamme réchauffe les pauvres tant à Amiens qu’à Tours par sa tendre charité : « Il n’y avait que le Christ sur ses lèvres, que la bonté, la paix, la miséricorde en son cœur. Qui donc fut affligé sans qu’il fût affligé aussi ? Qui a péri qu’il n’en ait gémi ? » (Lettre à Bassula). 

La charité sacerdotale de Martin reste un très beau symbole. « Ce jour-là, raconte Sulpice Sévère dans sa Vita Martinifut troublée la solitude du Bienheureux Martin. » Avant même son arrivée à la sacristie, Martin rencontre un pauvre. Il demande à son archidiacre de faire le nécessaire, mais « le pauvre en question, voyant que l’archidiacre tardait à lui donner une tunique, fit irruption dans la sacristie ». Martin va donc donner son vêtement. En réalité, le trouble n’atteint guère le saint évêque. À la différence de l’archidiacre, c’est « sans nullement s’émouvoir » que Martin perçoit cet événement. Il rencontre Dieu dans la personne du pauvre. Ayant donné son propre vêtement, c’est en pauvre que Martin s’avance dans l’église pour offrir le sacrifice à Dieu. À la différence de l’acte de charité accompli à la porte d’Amiens (le demi-manteau offert au pauvre), Martin n’aide plus seulement le démuni ; il le rejoint dans son dénuement. Il ne se contente pas de vêtir le Christ de son manteau, il l’imite et le suit dans le dépouillement de la Croix. Sulpice Sévère rapporte l’apparition d’un globe de feu jaillissant alors de la tête du saint « avec un rayonnement lumineux, comme une très longue chevelure de flammes », signe de sa grande charité pastorale.  

Le manteau partagé d’Amiens le poursuit tout au long de sa vie, devenant le manteau de foi et de charité dont l’évêque de Tours recouvre son pays. 

Un apôtre visionnaire.
Apôtre des campagnes gallo-romaines, saint Martin exhale un parfum nouveau. Moine, évêque et missionnaire itinérant dans une société en transition, Martin est animé d’un tel zèle qu’il devient un modèle pastoral. Dans une ère de grands changements, il est inventif. Tandis que l’Empire romain sombre, l’Occident naissant est progressivement pris en charge par une Église qui, aujourd’hui encore, doit affronter une mutation socio-culturelle majeure. 

Le partage de la vie contemplative et évangélisatrice. L’inventivité pastorale de Martin repose sur un socle simple mais pertinent : une vie évangélique des clercs servant d’animation villageoise, future modèle des paroisses actuelles. Martin a une intuition : l’Évangile est à la croisée de tous les chemins. Rien ne lui est plus étranger que l’esprit de clocher. Il vit, comme saint Paul, l’Apôtre des nations, un ministère itinérant au service du Christ. Chacune de ses expéditions évoque un « raid apostolique ». Sa force d’action rapide, pour employer la terminologie militaire, c’est une troupe de moines avec qui il partage la vie contemplative. La force du témoignage en est certainement hier comme aujourd’hui la clef de voûte : « L'homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ou s'il écoute les maîtres, c'est parce qu'ils sont des témoins » (Paul VI, encyclique Evangelii Nuntiandi, 41). Martin, devenu évêque, garde l’âme contemplative et missionnaire. Il est convaincu que tout ministre ordonné doit être un « spécialiste de la promotion de la rencontre de l'homme avec Dieu... expert dans la vie spirituelle » (Benoit XVI,Homélie à la cathédrale Saint-Jean de Varsovie, 25 mai 2006). Ce monachisme apostolique, substitut du martyr lorsque cessent les persécutions, rappelle au chrétien qu’il doit attester son attachement à la vérité par toute sa personne et le don de sa vie. 

La charité jusqu’au bout.
Enfin, la flamme de l’Esprit habitant le cœur de saint Martin irradie avec tendresse et fermeté ses frères de communauté. On le constate à Candes-Saint-Martin (Indre-et-Loire), lorsque déjà très âgé, il réconcilie ses frères divisés au prix de sa propre vie. Pour lui, la charité est sans prix. Martin connaît sa pauvreté. Il sait qu’il ne peut rien sans l’Esprit, qu’il n’est rien sans l’élan d’amour du Père et du Fils. Il est conscient qu’il reçoit tout de Dieu et que sa fécondité apostolique consiste à se laisser guider par l’Esprit, feu divin. Il sait que l’amour est tout. Il ne cherche pas d’assurances terrestres ou de titres honorifiques poussant à placer l’homme avant Dieu ; dans sa vie « humble et pauvre », il ne demande pour lui-même rien hormis ses besoins réels, et ne recherche jamais l’attachement des personnes qui lui sont confiées. Son style de vie, simple et essentiel, toujours disponible, le rend crédible aux yeux de tous et proche des humbles, dans une charité pastorale rendant libre et attentif aux autres.Serviteur de la vie, il marche au pas des pauvres ; il s’enrichit de leur fréquentation. C’est un homme de paix et de réconciliation, un signe et un instrument de la miséricorde de Dieu, attentif à diffuser le bien avec passion et compassion. Cet « homme de Dieu » – comme l’appelle Sulpice Sévère – n’est-il pas d’une brûlante actualité ?

Repères biographiques. 
Martin de Tours, dit le Miséricordieux, naît en 316 à Sabaria (actuelle Szombathely, près de la frontière autrichienne), en Pannonie, province à cheval sur la Hongrie, la Croatie, la Serbie et l’Autriche. Rome occupe la région depuis son invasion par Octave en 35 avant notre ère. Martin a une dizaine d’années quand l’empereur Constantin fortifie la frontière de son empire dans la région du Danube pour stopper les assauts des Goths et des Vandales. Le contexte politique est tendu. Martin baigne dans les affaires militaires et accompagne son père au gré de ses affectations. Celui-ci, originaire de Pavie, est tribun militaire : un officier chargé de l’administration de l’armée impériale. Lorsqu’il est muté dans sa ville natale, les siens l’accompagnent. Martin y effectue une partie de sa scolarité. Sur le plan religieux, ses parents sont païens. Ils rejettent la foi chrétienne. Martin signifie « voué à Mars » (le dieu romain de la guerre). Aussi, en 326, lorsque le garçon leur annonce, contre toute attente, qu’il désire le baptême, le dialogue se rompt. Son père refuse catégoriquement. En 331, il contraint son fils à s’engager dans l’armée ! Martin, citoyen romain, devient circitor, effectuant des rondes de nuit et inspectant les postes de garde. À cette époque, il possède un esclave qu’il traite comme un semblable à la surprise de son entourage. 
À l’hiver 334, il est affecté à Amiens. Il est sans le sou : il distribue sa solde aux pauvres. Peu après, c’est la célèbre scène du partage de son manteau avec un mendiant qui a froid. S'il ne lui donne que la moitié, c'est que l'autre moitié de son équipement appartient à Rome. La nuit suivante, le Christ lui apparaît, vêtu de ce même morceau d’étoffe. Le reste de son manteau – ou cape – deviendra une relique conservée dans la chapelle palatine de Charlemagne à Aix-la-Chapelle (aujourd’hui en Allemagne). Le mot « chapelle » (cappella en italien) est d’ailleurs tiré de ce terme de cape. 
En 354, Martin participe à la campagne militaire contre les Alamans le long du Rhin. Mais au grand dam de ses supérieurs, il refuse de blesser et de tuer. Qu’on se serve de lui comme d’un bouclier humain pour ne pas exposer ses camarades, demande-t-il ! Il reste soldat jusqu’en 356, puis il reçoit le baptême à Amiens à Pâques 356. Il gagne ensuite Poitiers où le futur saint Hilaire (« l’Athanase de l’Occident ») occupe le siège épiscopal. Les deux amis de Dieu nouent une amitié forte. L’évêque propose le diaconat à Martin mais ce dernier refuse sachant qu’il n’accédera jamais au sacerdoce, ayant été soldat. Hilaire insiste. Martin accepte de devenir exorciste. 
Le climat religieux est alors marqué par la lutte théologique entre chrétiens « orthodoxes » et Ariens, qui nient la divinité de Jésus. Martin souffre de ces dissensions. Dieu lui demande dans un songe de convertir ses parents. L’entreprise s’avère ardue ; mais il parvient à faire baptiser sa mère. Son père écarte sa proposition. En 360, l’évêque Hilaire, récemment exilé, regagne Poitiers ; Martin le rejoint. Cette fois, leur entente est fructueuse : le premier monastère de Gaule voit le jour.
L’évêque a installé l’ancien soldat dans une propriété gallo-romaine vite transformée en ermitage : le monastère de Ligugé est né ! Martin reste dix ans à Poitiers. Il est auréolé d’une solide réputation de sainteté. On voit en lui un élu de Dieu. Puis, il se rend à Tours où, le 4 juillet 371, la population enthousiaste le proclame évêque de la ville… malgré lui car Martin refuse l’épiscopat. Rien n’y fait. Il doit se soumettre face à la ferveur populaire. 
Il fonde alors un second ermitage à 3 km de la cité : Marmoutier, où il enseigne pauvreté et ascèse aux Frères le rejoignant, posant les bases du monachisme latin. Bientôt, la communauté compte 80 religieux, tous vêtus d’une étoffe grossière à l’image de saint Jean-Baptiste, modèle des moines. Ils célèbrent les offices, copient des manuscrits et pêchent dans la Loire. Certains vivent en ermite le long du fleuve, dans les anfractuosités des coteaux. Les bâtiments de Marmoutier sont en bois et Martin lui-même vit dans une cabane fait du même matériau… Son désir d’évangélisation est immense. Marmoutier lui sert de base missionnaire vers les campagnes proches et lointaines. L’épiscopat de Martin est extraordinairement fructueux. C’est un pasteur attentionné, très au fait des affaires politiques et administratives. Il sert d’exemple à tous ; son humilité et sa proximité avec le Christ font dire qu’il est un être d’exception. Il prêche dans toute la campagne et supprime les sanctuaires païens. 
Le 8 novembre 397 à Candes (actuel département d’Indre-et-Loire), Martin rend son âme à Dieu lors d’une mission. Son corps est étendu sur un lit de cendres puis rapatrié à Tours où il est inhumé le 11 novembre suivant. Une légende décrit une floraison mystérieuse en plein automne sur le trajet entre Candes et Tours. C’est « l’été de la Saint-Martin ». Rapidement, le culte du saint connaît un essor sans précédent. 
À la fin du IVe siècle, un oratoire est construit sur sa tombe. Trois nefs complètent ce martyrium aux VIe et VIIe siècles. En 818, une collégiale sort de terre à cet endroit, agrandie en 1014 après les raids des Vikings. Comme d’autres célèbres monuments, le site connaît une histoire mouvementée. En 1203, suite à un incendie, on bâtit une basilique en l’honneur du saint. 200 chanoines réguliers y sont affectés. En 1424, le roi Charles VII fait déposer les os de saint Martin dans une chasse d’or. Malheureusement, sous l’Ancien Régime le bâtiment se dégrade progressivement. En 1797, la voûte s’écroule. Dans le dernier quart du XIXe siècle, une solution architecturale de remplacement voit le jour. De 1886 à 1924, une nouvelle basilique, aux dimensions plus modestes, est construite autour du tombeau du saint. En 1996 et 1997, les célébrations organisées pour la commémoration du seizième centenaire de sa mort sont fastueuses.   
Ligugé devient un pèlerinage connu. Saint Grégoire de Tours y séjourne en 591. Au VIIe siècle, les moines battent monnaie. Le culte de saint Martin acquiert une dimension nationale. À l’origine de cette popularité, il y a quelques auteurs entrés dans l’histoire par leurs qualités littéraires : Sulpice Sévère (+ vers 410 ou 429), disciple de saint Martin, devenu son biographe (Vita sancti Martini, écrite vers 395) ; Perpetuus (+ 490), sixième évêque de Tours, rédacteur d’un Indiculus des miracles de saint Martin. Paulin de Périgueux est l’auteur d’une dédicace poétique sur l’un des murs de la première basilique. Saint Grégoire de Tours (+ 594) dresse à son tour la liste (étendue) des miracles de Martin. Dès le Ve siècle, Tours devient un illustre pèlerinage. À cette époque, le premier « cycle » hagiographique de saint Martin fait son apparition. Sous Clovis, saint Martin devient patron du royaume des Francs puis patron secondaire de la France et, plus tard, de différentes villes, de Buenos Aires à Utrecht… Après la Vierge Marie, Martin est le saint le plus honoré dans notre pays (mais aussi le patronyme le plus porté). 3 700 églises sont placées sous sa protection, sans compter des centaines de communes de France et d’autres pays.


L’abbaye de Ligugé


L’abbaye de Ligugé est le plus ancien monastère d’Europe encore en activité. Après 360, saint Martin rejoint Poitiers. Saint Hilaire l’installe dans une propriété gallo-romaine. Le futur évêque de Tours la transforme en ermitage. Le premier monastère gaulois vient ainsi de voir le jour à Ligugé. 
Au départ, l’ensemble est modeste. Martin est rejoint par deux disciples. Il va y rester dix ans, au cours desquelles sa popularité croît sans cesse. Peu à peu, d’autres fidèles logent dans des huttes de bois ou des grottes : Ligugé dérive du mot latin locacianum (« petites cabanes »). Ensemble, ils prient et mènent une vie ascétique. 
En 370, Martin devient évêque de Tours et doit quitter Ligugé qui, depuis sa fondation, prospère. Pendant plus d’un siècle, la jeune communauté sert de modèle au christianisme gaulois. Mais au Ve siècle, les Wisigoths menacent l’Empire romain. Face à ces envahisseurs, les moines quittent les lieux. 
Toutefois, la communauté renaît après 507 (victoire de Clovis à Vouillé contre les barbares) et jusqu’au VIIIe siècle, connaît une solide prospérité. L’essor du culte de saint Martin y contribue. La discipline monastique est de rigueur. Ligugé est devenu un centre de pèlerinage. Cette situation perdure jusqu’aux raids normands du VIIIe siècle. Les moines s’exilent une seconde fois. Le nom de Ligugé est absent de la liste des monastères dressée en 817 par Louis le Débonnaire. Les lieux sont comme rasés de la surface de la terre. En 865, les Vikings mettent à sac ce qu’il reste des bâtiments. 
Autour de l’an mil, Adèle puis Aumode, comtesses de Poitiers, font restaurer les logements conventuels. La Règle de saint Benoît est adoptée grâce au soutien des Carolingiens puis des Ottoniens. Des moines de l’abbaye vendéenne de Maillezais s’implantent à Ligugé. Le monastère conserve pourtant son rang de prieuré jusqu’à la fin du XVIIe siècle, n’empêchant pas d’illustres personnages d’y venir, comme le pape Urbain II venu prêcher la première croisade en 1096, ou Clément V faisant du monastère en 1307 une résidence campagnarde lors du procès des Templiers à Poitiers. 
La guerre de Cent Ans provoque un désastre. Le prieuré est ruiné une nouvelle fois. En 1346, les soldats anglais y logent sans souci spirituel. En 1359, des paysans locaux l’envahissent, prétextant du danger constitué par l’armée anglaise toute proche. Rien n’y fait. Les humbles agriculteurs sont chassés par la soldatesque ennemie. Au début du XVe siècle, Ligugé est un lointain souvenir. La fin du conflit franco-anglais interrompt les ravages. Après 1470, le monastère revit. En 1479, l’abbaye de Maillezais y expédie plusieurs frères, comme quatre siècles auparavant. La trêve dure environ vingt ans. En 1501, le régime de la commende entraîne le prieuré dans la spirale du déclin. Dans le système « commendataire », les moines n’élisent plus leurs supérieurs (abbés et prieurs) de façon démocratique, mais l’abbé reçoit un monastère, souvent accompagné de gros revenus financiers, par désignation du roi. Celui-ci, pour des raisons étrangères à la spiritualité, choisit un grand aristocrate, religieux ou non, étranger à la communauté qu’il gouverne et, évidemment, ignorant des réalités monastiques ! 
Cependant, au contraire de sites prestigieux (Cluny, Mont Saint-Michel, etc.), les premières années du XVIe siècle se déroulent plutôt sans encombre. À partir de 1504, le doyen Geoffroy III d’Estissac (+ 1542) fait bâtir un nouvel édifice de style gothique : l’actuelle église paroissiale. Le cloître date de cette époque. François Rabelais y étudie. Tout se gâte après 1560. Les Guerres de Religion déchirent le royaume. Ligugé est incendié en 1569 par le chef protestant Gaspard de Coligny (+ 1572). Pendant plus de trois décennies, le lieu est abandonné. 
En 1606, le roi Henri IV transmet le prieuré aux jésuites. Ligugé passe aux mains des fils de saint Ignace de Loyola ; il le reste jusqu’en 1763, date à laquelle la Compagnie de Jésus est supprimée. Entretemps, les nouveaux occupants érigent une nouvelle aile sud, dit « bâtiment des jésuites » (1674). 
Ce que d’aucuns envisagent comme une ultime péripétie se produit sous la Révolution française. Dès 1790, rien ne va plus et, trois ans plus tard, les bâtiments sont vendus à un aubergiste poitevin puis à un minotier qui réussit à maintenir ce bien dans sa famille jusqu’en 1850. 
En 1852, dans un contexte de restauration catholique, le cardinal Pie, évêque de Poitiers, rachète ce qu’il reste de l’endroit. L’année suivante, il débute sa restauration. Il fait appel à dom Prosper Guéranger, chef de file du renouveau monastique dans la France du XIXe siècle. Quatre moines de l’abbaye de Solesmes s’installent à Ligugé. La vie conventuelle reprend. En 1856, le pape Pie IX accorde le rang abbatial à la communauté. 
Les difficultés reprennent sous la IIIe République. En 1880, les religieux sont encore expulsés par la force publique. Une partie d’entre eux part en Espagne, à l’abbaye espagnole Santo Domingo de Silos. Ligugé reste inoccupée pendant cinq ans. Cette fois, tout est clair : la communauté ne s’en remettra pas. Erreur ! En 1885, les moines poitevins regagnent Ligugé et, cette fois, avec l’intention d’y rester. Tout est mis en œuvre pour valoriser la vie contemplative et les activités manuelles. En 1891, on ouvre une imprimerie équipée de solides moyens techniques. Les fidèles affluent. Sous l’impulsion de la congrégation de Solesmes, la liturgie psalmodiée attire croyants et amateurs de chant sacré. 
Au tournant du XXe siècle, la guerre entre l’Église et l’État divise les Français. En 1901, le gouvernement fait expulser manu militari les moines de Ligugé (et d’ailleurs), comme vingt ans auparavant. Cette fois-ci, ils choisissent un nouvel asile : l’abbaye belge de Chevetogne. Il faut attendre 22 ans pour que Ligugé ouvre à nouveau ses portes. Le retour de la communauté s’accompagne d’un bel effort de reconstruction. De 1923 à 1929, une nouvelle église abbatiale sort de terre. 
En 1940, après la défaite française, la Wehrmacht occupe l’abbaye pendant plusieurs mois. Des résistants venus de tous horizons agissent à la barbe des occupants grâce au soutien des moines. En août 1942, Robert Schuman séjourne à Ligugé avant son départ vers la France libre. Dès 1945, un atelier d’émaillage est installé où l’on réalise des maquettes d’œuvres d’artistes célèbres (Marc Chagall, Georges Rouault…). 
Aujourd’hui, Ligugé compte un peu moins de trente moines bénédictins. La bibliothèque est l’une des plus importantes de l’Ouest de la France et la communauté a passé des accords avec l’université de Poitiers pour que les chercheurs puissent s’y rendre. Des études sont menées en patrologie et en assyriologie. 
Le long du mur nord de l’église, l’oratoire dit « du catéchumène » (XIIIe siècle) évoque le miracle de la résurrection d’un jeune homme se préparant au baptême grâce à l’intercession de saint Martin.                         

Saint Martin et ses communautés.
 
Il serait hasardeux et anachronique de qualifier canoniquement les communautés qu’installe Martin : chanoines réguliers ou séculiers, moines apostoliques ? En tout cas, leur vie en prieurés exprime et offre la saveur évangélique dans les paroisses qu’il crée. C’est toujours vrai et d’autant moins éthéré que la vie communautaire détruit les illusions. Se supporter les uns les autres par charité fraternelle est un éloquent témoignage. En s’appuyant sur un genre de vie, sinon monastique, en tout cas suffisamment réglé, prêtres et diacres, se conforment à l’Évangile d’abord dans leur maisonnée. Fondée sur l’envoi des disciples deux par deux, la vie commune fait vite tomber les utopies, émonde, oblige à la charité, et constitue un tremplin au service des paroisses : la fraternité des clercs existe en vue de l’édification du peuple saint. La famille paroissiale bénéficiera de l’exigeante quête commune de ceux qui la servent. Martin voit la paroisse et cette vie communautaire comme un lieu de vie centré sur le Christ, servi par ses frères. Il invite à la penser aujourd’hui, non comme une administration mais d’abord comme un rassemblement familial édifiant et ouvert, fondé sur le Christ célébré ; voilà sa force ! 
Nos cités et villages ne recouvrant plus les mêmes réalités que jadis, la mission appelle un redéploiement à partir de centres rayonnants, et un rapport renouvelé au temps et à l’espace. Un nouveau type de présence des communautés chrétiennes s’impose, peut-être libéré d’un quadrillage géographique obsolète. Un style de vie évangélique mieux offert à tous, reste la base de l’évangélisation ; il provoque et accueille nos contemporains dans leur quête de sens. 

Source : mariedenazareth.com

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