de Dom Paul DELATTE

« L'homme de Dieu, Benoit, parmi tant d'œuvres miraculeuses qui le rendirent illustre ici-bas, brilla grandement aussi par la doctrine, car il écrivit une Règle des moines remarquable de discrétion, riche d'enseignements. Si quelqu'un veut connaître plus à fond ses mœurs et sa vie, il peut trouver dans les dispositions de cette Règle l'image exacte de toute l'activité du maître : car le saint homme n'était nullement capable d'enseigner autrement qu'il ne vivait. » A ce jugement de saint Grégoire le Grand, très complet sous sa forme gracieuse et sobre, nous pourrions cependant ajouter une double remarque :    c'est que la  beauté morale de saint Benoît, son tempérament, presque ses traits, se reflètent aussi dans les pages à la fois candides et profondes de son biographe ; c'est, de plus, que la Règle elle-même apparaît, au milieu du sixième siècle, comme le fruit mûr de tout un passé monastique et de la spiritualité des Pères.  
Saint Benoît est excellemment homme de tradition. Ni son caractère, ni une grâce spéciale ne l'ont incliné à créer de toutes pièces et d'enthousiasme une forme nouvelle de vie religieuse. Nul souci, chez lui, du renom d'originalité ou de la gloire d'initiateur :   on le voit bien au dernier chapitre de sa Règle. Celle-ci n'est rédigée que sur le tard, dans le voisinage de l'éternité, après l'étude et peut-être l'essai des principales législations monastiques. Presque à chaque phrase, il  y a comme un parti pris d'appuyer la pensée sur celle des anciens, tout au moins de parler  leur langue et d'emprunter leurs termes. Mais alors même que la Règle ne serait qu'un travail de sélection intelligente, alors même qu'elle n'eût été composée qu'avec la lecture et le  tact surnaturel de saint Benoît, avec l'esprit d'ordre, de mesure et de clarté de ce Romain de vieille race patricienne, elle ne serait pas pour autant œuvre banale :   en fait, elle demeure l'expression achevée, définitive de l'idéal monastique. Qui peut  mesurer l'extraordinaire influence que ces quelques pages ont exercée, durant quatorze siècles, sur la formation générale du monde occidental? Saint Benoît pourtant n'a songé qu'à Dieu ;   il n'a songé qu'aux âmes désireuses de monter vers Dieu; il n'a voulu, dans la simplicité tranquille de sa foi, qu'établir une école du service divin : Dominici schola servitii.  C'est à raison môme de cette recherche jalouse de l'unique nécessaire que Dieu a béni la Règle des moines d'une grâce singulière de fécondité et que saint Benoît a pris rang dans la lignée des grands patriarches.
On pourrait presque dire de la Règle bénédictine, ce qui est tout à fait certain de la Loi de Dieu, qu'elle porte en soi sa justification, qu'elle se suffît : justificata ins emelipsa, qu'elle a besoin seulement d'être lue, aimée, vécue. Le commentaire pratique d'une parole dictée par l'Esprit de Dieu n'a guère d'autre tâche que de l'épeler doucement, de la souligner discrètement, de la  placer en pleine lumière. Aussi bien, une longue série de travaux pourraient très utilement converger vers une glose littérale de la Règle : étude du développement des institutions monastiques, depuis les  saintes audaces de l'Église de Jérusalem et les héroïsmes de la Thébaïde, jusqu'à saint Basile et à saint Benoît; étude sur la vie de saint Benoît; histoire critique du texte de la Règle et histoire de sa diffusion; exposé de l'interprétation vivante qu'ont fournie les Us monastiques et les Règles tributaires de celle de saint Benoît; tableau enfin du monachisme contemporain. Sans négliger absolument toutes ces questions, celles-là surtout qui sont nécessaires pour l'intelligence du texte, notre Commentaire demeure, même imprimé, ce qu'il fut originairement : une lecture de la Règle faite au Noviciat de Saint-Pierre de Solesmes. Il reproduit, en les abrégeant, des conférences d'initiation  monastique.  D'où l'absence d'un appareil scientifique proprement dit ; d'où le caractère parfois familier, et familial, du langage; d'où certaines redites, provoquées le plus souvent par les insistances de Notre Bienheureux Père lui-même. Peut-être la publication de ces notes répondra-t-elle,  dans une mesure, à la curiosité de tant d'âmes chrétiennes, qui nous demandent chaque jour des éclaircissements sur le mode de vie, la spiritualité, l'utilité réelle des moines.

Dom Paul Delatte