SAINT GRÉGOIRE LE GRAND, MODÈLE DES PAPES

Grégoire est né vers 540, dans une famille patricienne et chrétienne. Il délaisse son poste de haut fonctionnaire pour la vie monastique vers 574-575. Malgré lui, il succède au pape Pélage comme évêque de Rome en 590. Son génie de réformateur apparaît alors clairement : par de nombreux livres marqués d’un esprit surnaturel, il encourage à un amendement des mœurs. La fondation de monastères sous la règle de saint Benoît le favorise : l’idéal monastique vécu encourage tous les chrétiens, clercs comme laïcs, à suivre à leur tour Jésus-Christ. Grégoire défend les libertés de l’Église contre les empiétements de l’empereur. Prophète, il appelle de ses vœux une christiana respublica (un État chrétien) que réalisera l’empire carolingien, mais c’est à ses yeux pour que l’organisation politique permette la naissance d’une Église universelle, où tous les peuples seraient fidèles de Jésus-Christ. C’est pourquoi il envoie des missionnaires en Angleterre et souhaite avoir le concours des Francs de Gaule pour aller évangéliser les Germains. Sa mort, le 12 mars 604, le consacre comme un modèle pour les papes.

 

Sebastiano Ricci, Saint Grégoire le Grand intercède auprès de la Madone pour la fin de la peste à Rome, 1700, basilique Sainte-Justine de Padoue. / © CC0, wikimedia.

 

LES RAISONS D'Y CROIRE :


SYNTHÈSE :

Grégoire est né à Rome vers 540. Il est issu d’une famille patricienne et chrétienne : son père, le sénateur Gordien, administrait l’un des sept arrondissements de Rome. Sa mère, Sylvie, et deux de ses tantes, Tharsille et Émiliane, sont honorées comme saintes. Félix III, pape de 483 à 492, fut son bisaïeul.

La Pragmatique sanction, publiée par Justinien à la demande du pape Vigile, en 554, à la fin de la guerre des Goths, ramène l’Italie sous la domination directe de l’Empire et produit un renouveau culturel. C’est dans ce cadre que le jeune Grégoire grandit. Grégoire de Tours, dans son Histoire des Francs (X, 1), rapporte qu’il excellait dans l’étude des matières du trivium que sont la grammaire, la dialectique et la rhétorique. Nommé préfet de la ville en 572, Grégoire met ses compétences et son goût de la gestion des biens au service de l’État. C’est aussi pour lui l’occasion de s’initier aux rouages de l’administration publique. De plus, il réorganise les possessions de l’Église de Rome dans la péninsule italienne, mises à mal depuis le début du Ve siècle.

En 574-575, il transforme sa maison familiale du mont Cælius en monastère et se range sous la direction du moine Valentin, qu’il nomme abbé. C’est le septième monastère qu’il érige et qu’il dote : six autres, grâce aux biens hérités de son père, avaient déjà vu le jour en Sicile. Grégoire ne garde rien pour lui : le reste de sa fortune est distribué aux pauvres (Histoire des Francsibid.) Il est probable que c’est la règle de saint Benoît que Grégoire choisit pour régir la fondation : les Dialogues (III) montrent qu’il l’avait en grande estime.

Le pape Pélage II l’envoie à la cour impériale, à Constantinople, comme apocrisiaire, c’est-à-dire légat permanent : il y représente le pontife auprès de l’empereur, auquel il expose les dangers dus à l’invasion lombarde en Italie. Il demeure à Constantinople avec quelques frères de son monastère jusqu’en 585-586. À son retour à Rome, le pape Pélage le choisit comme diacre attaché à la septième région (Rome était divisée en sept régions, ou quartiers) : Grégoire assiste le pontife jusqu’à ce que la peste, qui va durement frapper la ville, n’emporte ce dernier en 590. Le clergé et le peuple l’acclament alors, lui enjoignant de succéder au pape Pélage. Mais Grégoire ne veut pas quitter l’humilité de l’état monastique. Les événements, rapporte Grégoire de Tours, en décident cependant autrement : « Il fit tous ses efforts pour éviter cet honneur, de peur de retomber, par l’acquisition d’une telle dignité, dans les vanités du siècle, qu’il avait rejetées. Il écrivit donc à l’empereur Maurice, dont il avait tenu le fils sur les fonts sacrés, le conjurant et lui demandant avec beaucoup de prières de ne point accorder au peuple son consentement pour l’élever aux honneurs de ce rang ; mais Germain, préfet de la ville de Rome, devança son messager et, l’ayant arrêté, déchira les lettres et envoya à l’empereur l’acte de la nomination faite par le peuple. Maurice, qui aimait le diacre, rendant grâce à Dieu de cette occasion de l’élever en dignité, envoya son diplôme pour le faire sacrer » (Histoire des Francsibid.)

Entre-temps, Grégoire tâche de subvenir aux besoins occasionnés par la crue du fleuve qui renverse les greniers à blé de la ville et charrie des cadavres d’animaux. Comme diacre d’une des régions ecclésiastiques de Rome, il avait en effet la charge matérielle du culte dans la basilique de la région dont il dépendait, ainsi que des aumônes aux nécessiteux. Or la septième région ecclésiastique correspond à la quatorzième région civile héritée du partage administratif de la ville par Auguste – celle qui, précisément, se trouve trans Tiberim, au-delà du fleuve. Jugeant que seule la prière peut venir à bout du fléau, Grégoire ordonne des processions du clergé et du peuple dans chacune des régions. Pendant trois jours, des chœurs parcourent les rues toutes les trois heures et clament « Kyrie eleison » pour appeler le peuple à la prière dans les églises.

Après six mois de vacance du siège épiscopal, Grégoire, qui a cherché à se dissimuler, est pourtant conduit à la basilique Saint-Pierre pour y recevoir la consécration le 3 septembre 590.

Le nouveau pontife s’attache à une réforme administrative qui favorise les populations rurales. Il réorganise le patrimoine des églises d’Occident, notamment celui de saint Pierre, composé de possessions éparpillées dans toute l’Italie, que l’occupation lombarde avait démembré et ruiné. Cette gestion rigoureuse lui permet, à Rome, de secourir les malades et les nécessiteux pendant les famines qui sévissent de 589 à 594, puis en 600 et de nouveau en 604 : il fait distribuer du pain, du vin et de la viande, loge les réfugiés chassés par les Lombards, qui descendent vers le sud, et rachète les captifs. Depuis l’invasion des Lombards dans la péninsule, l’évêque de Rome assume en effet habituellement les charges qui incombent à l’empereur. Ce dernier, occupé par la défense des frontières de la Syrie et du Danube, n’envoie en Italie des troupes et des subsides qu’en nombre très insuffisant.

Saint Grégoire est de plus à l’origine d’un mouvement de réforme qui porte son nom et sera étendu et imposé à l’Europe chrétienne de Charlemagne par le conseiller et ami de l’empereur, le moine Alcuin. La volonté de Grégoire est double : ramener le clergé à des mœurs régulières qui seraient elles-mêmes un encouragement à la réforme des mœurs de toute la société ; et proposer des normes dans le domaine théologique comme liturgique.

Grégoire, pour réaliser la réforme des mœurs, adresse en 590 à l’archevêque de Ravenne, Jean IV, un traité décrivant les devoirs du pasteur d’âmes : la Règle pastorale. En quatre livres, le pape explique que le soin des âmes est l’art des arts, et que le pasteur d’âmes ne doit lui en préférer nul autre. N’est-ce pas dans ce but qu’il a reçu sa charge ? Trois vertus lui sont nécessaires : la discrétion, la compassion et l’humilité ; ainsi tous, pasteur comme brebis, parviendront au port du salut qu’est le paradis. Le pape enjoint aussi aux prédicateurs d’adapter leur prêche aux assistants. La Règle pastorale est traduite en grec par le patriarche d’Antioche à la demande de Maurice, empereur byzantin de 582 à 602. Au VIIIe siècle, Alcuin, qui dirige l’école palatine d’Aix-la-Chapelle – la plus grande école de l’empire –, présentera l’ouvrage comme le manuel des évêques et des prédicateurs. Saint Augustin de Cantorbéry l’emporte avec lui quand Grégoire l’envoie en 597 évangéliser l’Angleterre.

Grégoire rédige également les Dialogues en 593-594, qu’il destine d’abord aux moines. Tous peuvent toutefois en bénéficier : la vie monastique que Grégoire a connue en l’abbaye Saint-André, au mont Cælius, à Rome, est pour lui le modèle sur lequel les clercs – les laïcs comme les rois – peuvent régler la leur. Grégoire lutte dans cet ouvrage contre la simonie (l’achat et la vente de biens spirituels) et le nicolaïsme (le non-respect, chez les religieux et les clercs, de la chasteté). Il refuse que des laïcs s’immiscent dans le gouvernement de l’Église. Il insiste sur le respect à tenir envers la hiérarchie. L’âme humaine est immortelle, et voir Dieu après la mort du corps est son bien : aussi le pape engage-t-il, par de nombreux exemples de saints personnages, à travailler en ce but sur cette terre. La règle de saint Benoît y apporte une aide précieuse : elle enseigne comment vivre droitement. L’autorité de saint Grégoire ne fut pas pour rien dans la diffusion ultérieure des monastères engagés sous cette règle au VIIe siècle en Espagne wisigothique, en Gaule franque et en Grande-Bretagne. Les Dialogues furent recopiés durant tout le Moyen Âge.

Saint Grégoire publie aussi des commentaires sur l’Écriture sainte. Le Livre de Job lui permet de présenter à ses lecteurs de nombreux développements moraux. Il entame son Exposition sur Job en 579 à Constantinople, quand il représente les papes Benoît Ier puis Pélage II auprès de l’empereur. Ce ne sont alors que des entretiens destinés aux frères de sa communauté, pris en note sur le vif, et qu’il complète de parties qu’il dicte. Ces éléments sont repris et organisés à Rome ; l’œuvre est achevée en 595. Les Homélies sur l’Évangile conservent les prédications de ses deux premières années de pontificat (590-592). À l’enseignement moral qui lui est cher s’ajoute un exposé mystique du texte sacré, sous une forme simple et populaire destinée à être reçue par tous. Dans les Homélies sur Ézéchiel, vers 593, il expose abondamment le sens spirituel du texte sacré : c’est cette dernière signification qui prime car, tout en étant vérifiée parce qu’elle s’appuie sur le sens littéral – et ce n’est qu’à cette condition qu’elle est recevable –, elle montre le Ciel. N’est-ce pas l’intention de l’auteur sacré ? D’autres commentaires du saint pape étaient rédigés selon la même méthode. Ils sont malheureusement perdus.

Ses ouvrages participent à mettre en place une pédagogie chrétienne qui enseignerait la grammaire, la dialectique et la rhétorique (le trivium des arts libéraux qui forme à bien parler) en tirant ses exemples, non plus des œuvres profanes, mais des textes de l’Écriture sainte. Saint Augustin regrettait dans les Confessions (I, XIII, 20) d’avoir appris la syntaxe avec les poètes latins antiques, dont les histoires ne sont que des fables, et non dans la vérité de la Révélation qu’est la parole divine mise par écrit : la charge pontificale qu’a reçue saint Grégoire a permis à ce dernier de jeter les bases théoriques d’un système d’enseignement qu’Alcuin instaurera concrètement plus tard dans tout l’empire carolingien.

Enfin, Grégoire fut aussi un réformateur liturgique. Son Livre des sacrements organise différemment le Sacramentairedu pape Gélase, qui expose la liturgie de la messe et des sacrements. La version originale est perdue. Le texte que nous connaissons est celui que le pape Adrien Ier a envoyé à Charlemagne, vers 785-786. La tradition attribue aussi à Grégoire un Antiphonaire.

Ses négociations avec le roi lombard arien Agilulf sont facilitées par l’aide que lui apporte l’épouse, catholique, de ce dernier, Théodelinde de Bavière. Elle amène peu à peu le souverain à la foi du concile de Nicée (c’est-à-dire à la foi catholique), au point que ce dernier fait baptiser son jeune fils Adaloald en 603. Certains seigneurs lombards suivirent son exemple. La cathédrale de Monza conserve une croix en cristal de roche et or que Grégoire, alors diacre, offrit à la reine.

En Gaule, Grégoire déplore la pratique de la simonie qui mine les diocèses. Il presse d’abord Brunehaut et son fils Childebert, puis Thierry II et Théodebert, ses petits-fils, de réprimer, en accord avec les évêques, ces abus. Il aimerait pouvoir compter sur les Francs de la Gaule pour travailler à la conversion des Germains, puisque l’empereur Maurice les abandonne à leur paganisme.

C’est par des missionnaires anglais qu’il y parviendra – à titre posthume. Le royaume des Angles est païen, du fait des Saxons qui l’habitent, quand le futur saint Augustin de Cantorbéry y aborde en 596, à la tête de quarante moines originaires du monastère du mont Cælius. Ils sont envoyés par le pape Grégoire pour y restaurer le catholicisme. Menée avec tact, prudence, désintéressement et un grand esprit surnaturel, l’entreprise réussit au-delà du possible puisque cent vingt ans plus tard, sous le pape Grégoire II, Wynfrid de Wessex, plus connu sous le nom de saint Boniface de Mayence, s’attelle à évangéliser la Germanie au-delà du Rhin avant de partir, une fois les diocèses fondés, annoncer le Christ sauveur en Frise.

Il n’est donc pas étonnant que le premier biographe de saint Grégoire, sans doute entre 704 et 714, soit un Anglais, moine de la grande abbaye de Whitby, en Northumbrie, ni que Paul Diacre qui rédigea la deuxième Vie, se soit inspiré de l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de saint Bède le Vénérable, moine de l’abbaye de Jarrow en Northumbrie (près de l’actuelle ville de Sunderland). Alfred, roi du Wessex (extrême sud de l’Angleterre actuelle) de 871 à sa mort et, à partir de 886, « roi des Anglo-Saxons », qui travaillera à relever l’enseignement et l’éducation après la ruine laissée par les invasions danoises dans son pays, traduira en langue vernaculaire (le saxon occidental) la Règle pastorale. Il chargera Werferth, évêque de Worcester, de traduire les Dialogues. Il est intéressant de faire le parallèle entre le renouveau culturel de cette époque en Angleterre et celui voulu par l’empereur Justinien après sa reconquête de l’Italie sur les Ostrogoths et de constater que saint Grégoire y joua un rôle dans les deux cas.

1000 raisons de croire - Vincent-Marie Thomas Ptre